Dans la nouvelle de Franz Kafka, jamais il n'est question du contenu du chant de Joséphine : ce qui compte, ce n'est pas le récit en lui-même, mais l'acte de parole qui l'oriente, lui donne sens. Il y a une volonté de souligner la forme dans laquelle s'inscrit le contenu. Joséphine la cantatrice prétend qu'il n'y a aucun rapport entre son chant et le couinement des autres souris. Pourtant, cela ne semble pas aussi évident à toutes les souris ; en effet,
‘Il arriva un jour qu'une péronnelle se mit en toute innocence à couiner pendant le chant de Joséphine. C'était, ma foi, exactement le même couinement que celui que Joséphine nous faisait entendre : devant nous, un couinement, demeuré timide en dépit du métier de la cantatrice et ici, dans le public, un couinement enfantin, tout spontané ; il eût été impossible de faire la différence(…) (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p.207)’C'est par un acte de parole, comparable à celui de Duchamp, que Joséphine change le statut de son couinement et acquiert de ce fait une dignité et une reconnaissance sociales. Les autres souris acceptent cet arbitraire individuel et valident de ce fait la distinction établie par Joséphine. Par conséquent, on peut se demander si tout couinement peut être érigé en chant : suffit-il d'un acte de parole pour transformer un couinement en chant ? ou suffit-il d'un acte de parole pour se rendre compte que le couinement est chant ?
‘Ce n'est certainement pas un art que de casser une noix et personne ne se risquera donc à convoquer tout un public pour le distraire en cassant des noix. S'il le fait cependant et que son projet réussisse, c'est la preuve qu'il s'agit malgré tout d'autre chose que de casser des noix. Ou bien il s'agit vraiment de casser des noix, mais il apparaît que nous n'avions pas pris cet art en considération, parce que nous le pratiquions sans peine et que ce nouveau casseur de noix nous en a le premier fait apparaître la vraie nature, et peut-être n'est-il pas mauvais, pour obtenir cet effet, d'être un peu moins habile à casser des noix que la majorité d'entre nous. (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p. 206)’Le chant de Joséphine, comme le ‘«’ ‘schibboleth’ ‘»’ ‘ 135 ’ ‘’-mot de passe imprononçable pour les Ephraïmites- présente bien une différance. 136 Sur le modèle du «schibboleth», Derrida propose un autre mot de passe :
‘Plus de secret, plus de secret, voilà un autre secret du secret, une autre formule ou un autre schibboleth : tout dépend de la façon dont vous prononcez ou non le s de plus, qui ne se distingue pas à la lettre. (Michel Lisse, L'expérience de la lecture, p.137)’L'acte de parole vise à faire reconnaître la différence entre le couinement et le chant, ce couinement ‘«’ ‘moins habile’». Mais cela ne suffit pas. Joséphine donne en spectacle son chant, c'est-à-dire qu'elle le donne à voir et à entendre : un dispositif est mis en place pour que le public soit attentif :
‘(…) il suffit le plus souvent à Joséphine, pour rassembler ces foules, de rejeter sa petite tête en arrière, d'entrouvrir la bouche, de lever les yeux vers le ciel, en prenant la posture qui indique qu'elle a l'intention de chanter. Elle peut faire cela où elle veut, il n'est pas indispensable que ce soit un lieu visible de loin, le moindre recoin caché, choisi dans l'humeur de l'instant, fait tout aussi bien l'affaire. (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice, p.209)’Ainsi, puisqu'il est si difficile de percevoir la différence, il est nécessaire d'installer un appareillage dont la fonction est d'affirmer la nature de ce que l'on perçoit. Joséphine refait, en partie, le geste de Marcel Duchamp. Selon lui, l'artiste se caractérise non par ses œuvres, mais par sa compétence à se faire reconnaître comme artiste par le seul pouvoir de sa signature. 137 En faisant admettre une définition apparemment tautologique de l'art -l'art est ce que produit un artiste qui existe en produisant un objet reconnu comme art- Marcel Duchamp déplace le questionnement de l'œuvre vers l'acte qui confère le statut d'œuvre à un objet. L'urinoir a été promu œuvre parce qu'il a été mis sur un socle dans un lieu où l'on ne met que des œuvres d'art sur des socles, parce qu'il a été signé, parce qu'il a été doté d'un titre : autant d'opérations habituellement occultées dans la reconnaissance d'œuvres d'art. C'est donc un appareillage complexe qui permet la reconnaissance des œuvres d'art. Comment autrement démarquer l'objet usuel du ready-made ? Comment autrement démarquer le chant du couinement ? Le témoin peut émettre deux hypothèses. L'une consisterait à dire qu il n'existe pas de différence et le chant est un couinement parmi d'autres, promu chant arbitrairement. L'autre consisterait à dire qu'il existe une différence de nature, c'est-à-dire un autre côté de la langue, mais c'est un secret et dans ce cas, il y aurait deux côtés de la langue : un côté commun, utilitaire où la langue serait un outil de communication -le ‘«’ ‘couinement’»- et un côté poétique où la langue serait un secret hérité, à transmettre tel quel, c'est-à-dire sans que le mystère du «chant» soit percé par ceux qui sont là pour témoigner de son existence. 138
Dans Crise de vers, Mallarmé affirme ce double état de la langue :
‘Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discours dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits contemporains. (Stéphane Mallarmé, Crise de vers, p.34)’Pour Mallarmé, le vers est le signe de démarcation -visible et audible- entre les deux côtés de la langue ; mais c'est une structure formelle qui permet un réagencement de la langue de telle sorte qu'elle apparaisse comme un réseau d'échos. En ce sens, on peut comprendre que Stéphane Mallarmé considère Germinal comme un poème et abolit, de ce fait, l'opposition traditionnelle entre la poésie et la prose. La démarcation est en effet problématique. De la même façon, le narrateur de A la recherche du temps perdu 139 affirme qu'il y a une ‘«’ ‘démarcation’» (p.62) entre l'église de Combray et les maisons mitoyennes, mais qu'il y a un écart entre ce que perçoivent ses yeux et ce que perçoit son esprit :
‘L'église ! (…) il y avait entre elle et tout ce qui n'était pas elle une démarcation que mon esprit n'a jamais pu arriver à franchir. (…)entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s'appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d'intervalle, mon esprit réservait un abîme. ( Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, p.63)’L'abîme qui sépare les pierres sacrées des fleurs profanes est tangible pour l'esprit, mais pas pour l'œil : le signe de démarcation est donc à la fois présent -pour l'esprit- et absent -pour l'œil-. Ce que le système de pensée occidentale, fondé sur des oppositions, conçoit difficilement. De la même manière ; il y a un abîme entre la langue commune et la langue poétique qui est ‘«’ ‘une sorte de langue étrangère’ ‘»’ ‘.’ ‘ 140 ’ ‘’Ce que Marcel Proust reproche à Sainte-Beuve, c'est de mettre la littérature et la conversation sur le même plan 141 alors que ce critique a commis quelques beaux vers. Par ailleurs, Swann oppose, rejoignant Stéphane Mallarmé, la littérature et la production journalistique :
‘Ce que je reproche aux journaux, c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes, tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les …Pensées de Pascal ! (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, p.26)’Il y a donc une hiérarchisation très forte entre les deux genres, mais Swann ne tient pas compte du fait que lecteurs déchirent «fiévreusement» la bande du journal, parce qu'ils attendent ‘«’ ‘les choses insignifiantes’ ‘»’ ‘’et non les Pensées de Pascal. Dans une logique économique, les attentes des lecteurs induisent un genre d'écriture. On peut s'interroger sur les critères qui permettent à Swann de distinguer ce qui est insignifiant de ce qui est essentiel car tout montre au contraire que l'œuvre d'art est une vérité indémontrable.
Dans Langage tangage, Michel Leiris affirme également parler une langue autre même si les mots sont ‘«’ ‘tirés du même fonds et assemblés selon les mêmes règles de grammaire (…)’ ‘»’ ‘’(p.93). Cela revient à dire que cette langue autre n'est pas totalement arbitraire ; elle ne verse pas dans le solipsisme absolu car l'écrivain ne cherche pas à échapper à la réalité, contrairement à l'autiste ; en effet, l'écrivain cherche à posséder une langue alors que l'autiste cherche à s'en déposséder. Selon Michel Leiris, la différence de visée d'une langue à l'autre est telle que «le même mot ne sonne pas pareil et pourrait presque ne pas se reconnaître (…) (p.93). Selon lui, cette langue «de l'autre côté» (p.1O9) est, comme le chant de Joséphine, sans aucun rapport avec la langue commune :
‘(…) cet idiome aussi éloigné du discours commun que le sacré l'est du profane et langage démanché, déhanché, voire dansé, plutôt que dévotement endimanché, me permet de me sentir moins intégralement désorienté devant ce RIEN (ni vide ni gouffre ni abîme, mais rien, absolument rien, et pas même l'écho de ce mot), moins désarmé en face de cet inconnaissable qui, du fait qu'on peut fictivement prendre langue avec lui, cesse de n'être que négativité et devient quelque chose au lieu de Dieu sait quoi d'à jamais étranger à nos prises (…) (Michel Leiris, Langage tangage, p.109)’Il s'agit donc de faire résonner la langue, de la faire déraisonner, musicalement :
‘(…) dire différent : décalé, décanté, distant. (…) les jeux phoniques ont pour rôle essentiel (…) d'introduire (…) une dissonance détournant le discours de son cours qui, trop liquide et trop droit dessiné, ne serait qu'un délayeur ou défibreur d'idées. Curieusement donc, chercher du côté du non-sens ce dont j'ai besoin pour rendre plus sensible le sens, pratique point tellement éloignée -à y bien réfléchir- de ce procédé classique la rime, qui joue sa musique mais le plus souvent ne rime à rien sémantiquement parlant. (Michel Leiris, Langage tangage, p. 90) ’Les jeux phoniques permettent d'établir une ‘«’ ‘dissonance’», comme s'il s'agissait de chanter moins juste, de provoquer une déséquilibre, un manque ou ‘«’ ‘de merveilleux brouillages de cartes’» (p.97) dans la langue commune afin de créer des gammes inouïes, un chant nouveau. Les jeux de mots et les jeux sur les mots auxquels il se livre visent à pirater la langue, à construire un butin, ‘«’ ‘vrai cache-mort’» (p.109) qui permet à l'écrivain d'être moins désorienté dans une langue évoquant ‘«’ ‘l'absolu sens dessus dessous que représente la mort.’ ‘»’ ‘’(p.125) Il en est ainsi des écrivains qui, parlant une autre langue que la langue commune, soit la langue poétique, cherchent à faire entendre et à montrer leur différence. Dans Langage tangage, Michel Leiris recherche la justesse des mots ; cela implique que le mot juste, trouvé après manipulation, n'est pas un outil communicant et par conséquent, n'est pas effaçable, remplaçable, interchangeable. Une telle conception de la langue implique une recherche et une intervention au niveau de la matérialité du signifiant, afin de trouver les mots justes. Cependant, la logique de cette langue n'est pas la même que celle de la langue usuelle : en effet, l'articulation ne tient pas forcément compte des découpages effectués par la linguistique. C'est pourquoi, cette langue «de l'autre côté» propose des structures qui combinent différentes perspectives : l'unité peut être aussi bien la lettre que le texte en son entier. La matérialité du texte tient compte des structurations de la langue à différents niveaux ; il s'agit, pour l'écrivain, de rendre visibles les structures qui vont modifier la langue ordinaire afin de la faire basculer « de l'autre côté».
Michel Lisse, L'expérience de la lecture, p.137
Jacques Derrida, La différance dans Théorie d'ensemble
Nathalie Heinich, Le triple jeu de l'art contemporain, passim
Jacques Derrida
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, p.225