1. Du signe graphique au signe plastique

Ecrire, c'est dessiner : l'écriture alphabétique dérive du dessin. Et dans le champ restreint de la poésie essentiellement, il existe une tradition de la prise en compte de la matérialité du signifiant. Curieusement, cet aspect est souvent occulté lorsqu'on aborde la fiction.

La crise du signe implique une perte de la référence extra-textuelle. En conséquence, puisque le sens est perdu, ou instable, une logique auto-référentielle se met en place et l'accent se porte sur la productivité du signifiant à laquelle participe la matérialité du texte. Ainsi, certains indices textuels permettent-ils de penser que les propriétés aspectuelles du texte deviennent objets de questionnement et d'attention dans les fictions contemporaines. Aujourd'hui, alors que le texte peut atteindre, dans sa présentation, une parfaite régularité mécanique visant une lisibilité optimale, des écrivains se réapproprient «l'habillage» du texte, comme s'il s'agissait de revaloriser, resignifier le substrat matériel. Pourquoi ? On postule que, loin d'être uniquement des instruments de communication -d'autant plus lisibles qu'ils respectent les contraintes conventionnelles en vigueur-, les signes graphiques sont des traces de soi. Par volonté d'individuation propre à chacun, toute création s'écarte nécessairement des codes sémiotiques en vigueur. Cette volonté d'individuation se traduit par une reprise du corps dans le corps du texte. Comme la peau, la page porte la trace de la vie psychosomatique : page tatouée, miroir du corps, trace de soi. Dans le domaine des arts plastiques, on constate l'importance donnée au corps exposé, aux signes inscrits sur le corps. De nombreux artistes exposent leur corps aux spectateurs de l'art. Le corps est conçu comme un artefact : tatouage, percing… marques sur le corps mettent en évidence sa présence, traduisent la volonté de changer ce qui est déjà inscrit sur le corps. On refuse que le corps soit défaillant par rapport aux exigences actuelles : body-building, produits chimiques contre l'anémie, le stress, la perte de mémoire, chirurgie plastique…Devant la panique inconsciente du clonage des individus, il semblerait qu'une réaction de défense s'installe en faisant de son propre corps un objet de création personnelle. Par ailleurs, c'est sur la croyance selon laquelle l'écriture est une trace de soi que se fonde la graphologie : le tracé de la lettre, la disposition typographique sont les marques formelles d'une identité. A cet égard, on constate que, si dans l'apprentissage de l'écriture, il existe un passage où la lettre est écrite en miroir, la dyslexie se caractérise par le fait que certaines lettres subissent un retournement vertical ou horizontal. Selon Jean Pommier 142 , les graphies formalisent ‘«’ ‘le corps psychique lui-même’» et renvoient à ‘«’ ‘l'image de soi dans le miroir’». Ainsi, le tracé de la lettre renvoie-t-il aux bégaiements, balbutiements, lapsus et autres trébuchements de l'individu. Si l'apprentissage consiste à orthonormer l'écriture, il n'en reste pas moins vrai que les lettres bouleversent symptomatiquement les repères donnés et que ces traces renvoient à l'énigme de sa propre singularité. Dès lors, pourquoi écrire ? Essentiellement pour laisser une trace de soi. Paradoxalement, le sujet reste l'ultime référence et l'œuvre vaut d'abord par une signature.

‘Je suis intimement persuadé que la parole et l'écriture sont la seule vraie réponse, le seul remède honorable contre le doute fondamental qui taraude notre esprit : qu'est-ce qui fait que je suis moi et non pas seulement un système complexe de cellules, un agencement astucieux d'organes ? Je suis celui qui dit et qui écrit et qui, en disant et en écrivant, laisse dans l'intelligence de l'Autre une trace qui, pour être maladroite et sans réelle beauté, est une preuve tangible de mon existence. Je suis celui qui a entendu l'Autre, celui qui l'a lu ; et ces traces laissées dans ma propre pensée ont fait ma singularité et ma cohérence. Je ne suis donc en fait qu'une pensée en marche nourrie par tout ce que l'on m'a dit, par tout ce que j'ai lu, écrit et dit moi-même. (Alain Bentolila, Le propre de l'homme, p.15 )’

C'est également dans cette perspective que l'on peut comprendre le développement de marques sur les murs de la ville. Il s'agit de laisser une trace de soi dans un espace politiquement marqué, de témoigner de son existence dans un espace public dans lequel l'individu ne se sent pas intégré. Cette présence des marques individuelles témoigne d'une volonté de ne pas être oublié, exclu par la société. Retour à la trace.

Notes
142.

Jean Pommier, Naissance et renaissance de l'écriture, p. 328 sqq