2. Noir sur Blanc

Ecrire donc, c'est laisser des traces sur une surface. Un écrit résulte d'un travail sur un matériau rendu signifiant. L'apparence visuelle d'un écrit se pose en termes d'opposition : noir sur blanc. Toute perception repose sur un contraste.

‘Ecrire, c'est déjà mettre du noir sur du blanc, dit quelque part Mallarmé, investir l'espace indifférencié d'une belle combinatoire de différences, c'est exprimer autant par la valeur plastique que par la valeur linguistique du signifiant.
(Francis Jacques, Le moment du texte, p.53)

Parce que l'écrit se conçoit en termes de contrastes -miroir noir sur fond blanc- il est nécessaire de penser l'écrit à partir de cette opposition fondamentale, radicale. En effet, en termes de couleurs, noir et blanc représentent deux extrêmes : écrire revient donc à réunir deux éléments contradictoires et lire revient à extraire de ce contraste une vision du monde. Dans ce choix, le contenu représentatif de la fiction est momentanément mis à l'écart ; de ce fait le texte est à lire comme un tableau. C'est pourquoi il nous semble intéressant de faire un détour du côté de la peinture.

Dans sa volonté d'évacuer toute représentation, Malévitch 143 propose Quadrangle, tableau où l'objet, la couleur, la technique ont été effacés.

‘Quand disparaîtra l'habitude de la conscience de voir dans les tableaux la représentation de petits coins de la nature, de madones ou de Vénus impudiques, alors seulement nous verrons l'œuvre picturale. ( Malévitch, Le miroir suprématiste )’

Reste l'ostensible matérialité d'un objet : le tableau. La recherche de Malévitch consiste à retrouver dans le geste pictural élémentaire -inscrire une trace sur une surface- le fondement de la peinture. Par conséquent, il vise à mettre au centre des préoccupations perceptives du spectateur ce qui, à force d'aller de soi, est occulté dans l'idéologie de la représentation. Qu'est-ce donc que ‘«’ ‘ l'œuvre picturale’» selon Quadrangle ? Est-ce ce ‘«’ ‘Carré noir sur fond blanc’», ‘«’ ‘qui n'est pas à proprement parler un titre donné par le peintre, mais une description, faite par lui de l'objet, et qui lui est restée en guise de nom’ ‘»’ ‘?’ ‘ 144 ’ ‘’Si cela était, alors point ne serait besoin de voir Quadrangle, réduit à un concept. Or, Quadrangle est un objet visible, formé de matière. Ce que montre cet objet dont la singularité est affirmée par l'usage du nom propre pour le désigner, c'est une trace sur une surface.

‘Le Carré montre que pour peindre deux éléments sont nécessaires et suffisants : une surface et puis quelque chose qu'on dépose sur la surface. (Gérard Wajcman, L'objet du siècle, p. 106)’

La description sommaire faite par Malévitch montre que le noir recouvre le blanc. La question de détail qui est posée ici est celle du fond ; question de fond aussi. D'un point de vue technique, le fond désigne ‘«’ ‘la première couche de peinture sur laquelle on en étend d'autres, appelées couches de teintes’ ‘»’ ‘ 145 ’ ‘.’ ‘’Le fond est donc une surface sur laquelle une trace discriminante est inscrite. Si la surface préexiste à la trace, le fond est engendré par la trace.

‘On ne peut, d'abord, tenir pour rien le fait que la logique mise en œuvre par le tableau, que je disais de la marque et du fond, est, en premier lieu, avant que picturale, une logique d'écriture. Le carré est comme le premier geste d'une pure inscription, illisible, qui nous mettrait justement sous les yeux le ressort logique de l'écriture comme telle, de toute écriture, à savoir que, dès qu'on dépose une trace, une seule, le moindre coup de crayon sur une surface vierge, on a, comme par magie, déjà deux éléments : la trace et puis le fond -un fond qui, comme on l'a dit, «n'existait» pas, logiquement, avant que la trace ne vienne scarifier la surface, qui ne surgit que dans l'après-coup. C'est dire que quand on crée «un», on crée déjà forcément «deux» -même si ce «deux» est difficile à attraper et autant à effacer.» (Gérard Wajcman, L'objet du siècle, p.117)’

C'est pourquoi le titre de l'exposition où Malévitch présenta Quadrangle était ‘«’ ‘0,10 (zéro-dix) : Dernière exposition futuriste’». Titre programmatique dans la mesure où Malévitch annonce son intention de tout réduire à zéro. 146 Ce que donne à voir Quadrangle, c'est donc le degré zéro de la peinture à savoir que le fondement de la peinture est une trace visible sur une surface. Quadrangle est au commencement de la peinture ; ce tableau inaugure l'ère de la peinture et tout tableau, antérieur ou postérieur, est à voir, anachroniquement, par rapport à lui. Ainsi, lors de l'exposition inaugurale, Malévitch avait choisi d'accrocher Quadrangle dans une encoignure, lieu réservé aux saintes icônes, de sorte que tous les autres tableaux semblaient se rapporter à cette œuvre. Par ailleurs, si, à l'évidence dans Quadrangle, le fond est désigné par la bande blanche qui encadre le carré noir, on peut néanmoins penser que la distinction entre le fond et la trace échappe au visible et on peut émettre l'hypothèse qu'il y a deux façons de concevoir -ou de percevoir- le tableau.

‘Soit la bordure blanche est là comme bord, et vient délinéer le carré, dans cette fonction fondamentale de la peinture qu'Alberti nommait circonscription et qui, à l'essentiel, consistait à tracer le contour d'une forme. Soit c'est le carré noir lui-même qui circonscrit le blanc, creusant ainsi, de l'intérieur, cette fonction fondamentale de la peinture qui est le cadre. (Gérard Wajcman, L'objet du siècle, p.129)’

Cette question est essentielle dans la mesure où le fond -ici l'encadrement- fait partie du tableau : fond et couleur(s) de teintes sont inhérentes. D'autre part, Malévitch a obtenu Quadrangle en recouvrant de peinture noire une précédente composition, puis il a recouvert les bords de peinture blanche. 147 Aujourd'hui, les analyses aux rayons X permettent de voir les précédentes couleurs de teinte que les craquelures laissaient partiellement transparaître. En conséquence, disposer une trace sur une surface, c'est à la fois montrer une trace et occulter une surface, voire d'autres traces. Une dialectique s'instaure entre voiler et dévoiler, montrer et cacher. L'enjeu de cette nouvelle perception est une entreprise de vérité : en montrant le réel de la peinture sur une surface, Malévitch apprend au spectateur à voir, dans un tableau, sa matérialité signifiante. Quadrangle est un instrument d'optique qui modifie la vision. Impossible aujourd'hui de considérer les arts visuels -dont l'écriture- sans les mettre en résonance avec l'image radicale proposée par Malévitch ; cette œuvre a changé notre regard ; dans l'impossibilité de transformer le monde, elle fait voir autrement. Ecrire, comme peindre, consiste à laisser des traces. Aujourd'hui, il est nécessaire de remettre en question les barrières qui ont été arbitrairement établies pour séparer les différents arts ; des liens se tissent entre eux. Ainsi, un métissage s'effectue entre le champ poétique et le champ plastique et une hybridation des genres créatifs s'effectue. Seuls diffèrent les moyens mis en place.

Notes
143.

Malévitch, Quadrangle, 1915

144.

Gérard Wajcmann, op. cit., p.29 note 2

145.

Larousse

146.

Gérard Wajcmann, op. cit., p.117 note 18

147.

Jeannot Simmen, Kolja Kohlhoff, Kasimir Malévitch