Le texte comme objet

Certaines fictions montrent que la matérialité de l'écrit est une dimension essentielle. Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino présente un personnage, Irnerio, qui, avec des livres fabrique des objets ; le non-lecteur devient donc plasticien et le texte, un objet. Le livre est donc considéré dans sa matérialité et c'est cette matérialité que l'écrivain souligne, marquant par là-même la nécessité pour le lecteur de s'intéresser autant au contenu qu'au contenant, au support qu'à la trace :

‘Moi, avec les livres, je fais des choses. Des objets. Enfin, des œuvres : des statues, des tableaux, appelle ça comme tu voudras. Je leur ai même consacré une exposition. Je fixe les livres avec de la résine, et ça tient. Fermés, ouverts ; ou bien je leur donne des formes, je les resculpte, j'ouvre des trous dedans. C'est une belle matière à travailler, le livre, on peut faire beaucoup de choses avec. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.159 )’

Dans le domaine des arts plastiques, dès 1964, Marcel Broodthaers transforme ses invendus de poésie en les scellant dans le plâtre, interdisant par là-même toute tentative de lecture, obligeant le lecteur à se transformer en spectateur. D'une certaine façon, il est nécessaire de faire voir l'objet, pour rééduquer l'œil et inciter le lecteur spectateur à se poser des questions. Marcel Broodthaers radicalise ainsi les procédés utilisés pour la production de Pense-Bête (titre du recueil de poésie), à savoir l'occultation du texte par l'ajout de papiers colorés. 148 Procédé qu'il réutilise sur le texte de Stéphane Mallarmé -Un coup de dés jamais n'abolira le hasard- supprimant ainsi l'auteur. Si certains écrivains se soucient peu de l'apparence visuelle de leur texte une fois édité, d'autres au contraire semblent y être très attentifs et leurs œuvres procèdent d'une méticuleuse recherche.

Ces créateurs -plasticiens, écrivains- ont essayé de faire du livre un objet qui se regarde : le lecteur est invité à se transformer en spectateur sensible aux détails de l'apparence visuelle. Le livre-objet est autant, sinon plus, à voir qu'à lire et le lecteur-spectateur est obligé de repenser certaines notions qui pouvaient paraître évidentes. Contre l'uniformisation du livre, ces créateurs ont cherché à resignifier la forme de l'objet en fonction du contenu ; à retrouver une identité formelle, en coïncidence avec le contenu. Ce souci de la matérialité du livre traduit la volonté de montrer que la forme fait corps avec le contenu. Lire passe nécessairement par le contact avec le support, le corps du texte. Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino présente le rapport érotique à l'objet-livre comme un prélude à la lecture 149  :

‘Les plaisirs du coupe-papier sont des plaisirs tactiles, acoustiques, visuels - et plus encore mentaux. Pour avancer dans la lecture, il faut d'abord un geste qui attente à la solidité matérielle du livre, pour donner accès à sa substance incorporelle. Pénétrant entre les pages par en dessous, la lame remonte vivement, ouvre une fente verticale par une succession régulière de secousses qui attaquent une à une les fibres et les fauchent (…)S'ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l'épée, voilà qui va bien avec l'idée d'un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d'une forêt. ( Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.47)’

Il y a donc une intimité entre le livre et le lecteur et celui-ci entre dans le livre comme dans le jeu amoureux. C'est un refus de la consommation du livre par le lecteur, ce qui est proposé, c'est plutôt une communion. Au risque de passer pour fou. Le livre devient un objet de culte 150  :

‘Les forcenés avaient improvisé autour du livre une espèce de rite, l'un des leurs le tenant en l'air tandis que les autres le contemplaient avec une profonde dévotion. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p. 208)’

On peut penser qu'il s'agit là de bibliophiles qui sacralisent le livre en tant qu'objet ; on peut penser également à des fanatiques religieux -ou politiques- pour lesquels le livre, possédé ou non, est un signe qui permet de distinguer les appartenances de chacun. 151 Néanmoins, cette attitude montre que la matérialité du livre est un signe porteur de sens à déchiffrer. Par ailleurs, dans la fiction proposée par Italo Calvino, le livre est soumis à la destruction : les feuillets ont été mal assemblés dans la maison d'édition et le Lecteur ne peut lire que des bribes de romans, et lorsqu'il essaie de récupérer la suite du texte de l'écrivain fictif Calixto Bandera, il ne le peut pas car la mémoire électronique de l'imprimante est défaillante :

‘Les fils multicolores broient désormais une poussière de mots dispersés : le le le le, de de de de, du du du du, que que que que, rangés selon leur fréquence respective en colonnes. Le livre est en miettes, dissous, impossible à recomposer : comme une dune de sable emportée par le vent.( Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.236 )’

Les livres sont donc des objets fragiles qui suscitent des réactions très controversées. Le ton plaisant d'Italo Calvino ne peut faire oublier les autodafés dont ils sont régulièrement l'objet. Le livre est un symbole et les traitements dont il est l'objet sont caractéristiques de positions idéologiques.

La dimension visuelle du texte est à prendre en considération dans les productions contemporaines qui s'élaborent en traitant l'écriture dans sa matérialité. Le texte fait l'objet d'un traitement graphique particulier qui est une dimension essentielle. De ce point de vue, les limites entre les deux systèmes sémiologiques -verbal et iconique- s'estompent.

‘La page, qui fut d'abord blanche, est maintenant parcourue de bas en haut de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d'exclamation et c'est grâce à eux que cette page est lisible. (Jean Genet, Le captif amoureux, p.11)’

Les signes graphiques ne sont pas arbitraires, mais motivés et ils contribuent à la textualisation. On peut penser que cette recherche vers une visibilité du signe correspond au rêve cratylien de correspondance entre les mots et les choses. C'est une tentative pour réduire l'arbitraire de la trace. La matérialité du texte fait partie du texte, qui est figuratif, comme un tableau peut l'être. Les signes graphiques découpent l'espace en noir et blanc ; cet espace, ainsi marqué, territorialisé, est un signe à déchiffrer. De l'espace au volume, de la page au livre, le texte est un objet porteur de marques, dans un système de différences. Cet échange noir sur blanc est à interroger tant du point de vue linguistique que du point de vue plastique.

Notes
148.

Véronique Terrier Hartmann, Détournements du littéraire dans les arts plastiques dans Pratiques n°7 p.42

149.

Dans La lectricede Raymond Jean, le rapport à la lecture est conçu comme un rapport érotique.

150.

Les religions monothéistes occidentales se construisent à partir d'un livre -Bible ou Coran- et l'objet -support du texte- a été sacralisé au point d'être idolâtré.

151.

Dans Mes bibliothèques, Varlam Chalamov explique que, sous Staline, son «cher» beau-frère fouillait les chambres de son père et de sa sœur dans un but «prophylactique». C'est à ce même beau-frère, «cadre du N.K.V.D. promis à un bel avenir» qu'il devait d'être en prison pour avoir en sa possession les œuvres de Leskov, jugé alors «réactionnaire». L'objet est donc un signe d'appartenance.