L'iconisation des signes graphiques

L'écriture se réalise au moyen de signes visuels codifiés ; en cela, elle réfère à autre chose qu'elle-même, elle rentre dans un système de représentation. Nous proposons de considérer ces signes visuels comme des formes contingentes c'est-à-dire comme des formes qui, si elles sont modifiées, même de façon imperceptible, transforment le texte en un autre texte : c'est matériellement un autre texte, une variation ayant une autre signification. Considérant que l'écriture est la transcription de la langue orale, il est légitime de penser que l'unité minimale de la langue écrite -le graphème- corresponde à l'unité minimale de la langue orale -le phonème-. En fait, l'évolution de la langue et l'intégration de mots étrangers rendent impossible une adéquation entre le système phonique et le système graphique. Sans dénier l'intérêt de cette approche, il nous semble intéressant, dans un premier temps, de considérer les signes graphiques dans leur dimension visuelle comme éléments d'un système autonome, complexe et ayant sa logique propre. La valeur plastique du signifiant est autant à interroger que la valeur linguistique. Aujourd'hui, avec l'apport des nouvelles technologies, tout le monde peut utiliser le caractère typographique qu'il veut. Techniquement, on peut créer, avec des logiciels de dessin, des caractères personnalisés. Le traitement typographique vise à considérer le caractère dans sa dimension figurative. La généralisation de moyens médiatiques tels que la presse et la publicité, qui utilisent largement les possibilités offertes par la typographie, a contribué à former le public au décodage de la visibilité des signes typographiques mis en scène. Empruntant au système iconique une partie de son fonctionnement, le message linguistique devient lui-même iconique.

Dans Les mots ont des visages, 152 Joël Guenoun propose, à la manière de Michel Leiris, un nouveau dictionnaire afin de trouver le mot juste caché dans le mot usuel. La forme du mot, remaniée, révèle sa signification cachée jusqu'à son intervention, sous la forme usuelle. Le poète donne une forme plus juste aux mots, en les manipulant, en leur corps. Soit l'exemple suivant :

En travaillant sur la matérialité du signifiant ‘«’ ‘Bastille’ ‘»’, le poète a choisi les moyens typographiques -ici, le corps, la chasse, l'approche et la graisse- qui permettaient de renforcer l'expressivité du signifiant. 153 Il y a présentation ostentatoire des moyens mobilisés pour l'obtention des effets recherchés puisque le signe linguistique est traité comme un signe iconique afin de créer une correspondance entre le mot et l'objet. Dans l'exemple donné, la ressemblance entre le chiffre et la lettre permet la superposition de deux symboles de la Révolution. Ainsi la nouvelle forme du mot augmente-t-elle, en donnant à voir, la portée de la représentation et désigne en signifiant.

Soit cet autre exemple:

Le mot «lézarde» montre ce qu'il dit, à savoir une lézarde au sein du mot, fissurant l'horizontalité de la ligne d'écriture, mettant ainsi en relief les moyens typographiques requis. Cet exemple est particulièrement réussi dans la mesure où, en typographie, une lézarde est une cheminée zigzagante séparant des portions de texte. Ainsi, le mot illustre, visuellement, ce qu'il signifie. La forme est donc motivée par le mot, à moins que le mot suscite la forme.

Soit cet autre exemple :

Le sigle de l'African National Congress est inscrit en caractères blancs sur fond noir : le contraste de couleurs entre le blanc et le noir renvoie de façon expressive, à l'apartheid pratiquée en Afrique du Sud. On peut penser que l'opposition coloniale entre le blanc et le noir s'appuie sur des préjugés moraux portant sur les couleurs : dans la culture occidentale, le blanc -associé à la lumière- est positif et le noir -associé aux ténèbres- est négatif. Or, à l'évidence, en termes de couleurs, aucun être n'est blanc ou noir ; pourtant la langue oblige à voir les êtres à partir de ce contraste. En Afrique du Sud, le contraste entre ces deux couleurs permettait de diviser la population. Cependant, alors que la population noire d'Afrique du Sud ne pouvait se penser que sur fond Blanc, le sigle de ce mouvement de lutte est inscrit sur fond noir, comme s'il opérait un renversement de situation politique. Par ailleurs, l'ajout des caractères «bl» se fait, de façon expressive, dans une autre police, dans un corps moindre, comme s'il s'agissait de remettre le blanc - dans le sens de homme blanc- à sa juste place. Le sigle ainsi inscrit signifie véritablement ce qu'il désigne à savoir la lutte contre l'apartheid.

L'iconisation du signe graphique est perceptible au niveau de la page qui est un espace dont l'organisation est codifiée : rectangle noir, marges blanches. C'est une surface circonscrite, délimitée qui, comme un tableau, va servir de support à la trace. La page est ‘«’ ‘un espace visuel où s'affiche un texte encadré de marges’ ‘»’ ‘.’ ‘ 154 ’ ‘’La marge encadre un quadrangle -espace d'inscription- appelé miroir. 155 La page est donc un cadre et la marge délimite l'espace d'écriture : quadrangle noir sur fond blanc, carré noir sur fond blanc, retour à Malévitch. Le quadrangle est également un espace réglé : les signes, calibrés, se succèdent de façon rectiligne, de haut en bas. L'écriture et la lecture s'élaborent donc à travers un espace quadrillé. La mécanisation des techniques d'impression a renforcé la normalisation de l'organisation de la page et une symbolique en noir et blanc. L'industrialisation se marque donc d'abord par une standardisation de la page et une dépersonnalisation de l'écriture : seule se reconnaît la domiciliation éditoriale. L'espace de la page est un espace organisé ; les signes permettent une lisibilité accrue : la disposition des blancs -entre les mots, entre les lignes, autour du texte- l'utilisation de caractères particuliers -majuscules, minuscules, italiques-, les signes de ponctuation ont un usage codé qui permet d'accroître la vitesse de lecture en donnant des repères par hiérarchisation des éléments du texte.

Donner une forme insolite à cette organisation, c'est bouleverser des habitudes de lecture. L'analyse de pages manuscrites témoigne d'une extrême diversité : autant de traces de singularité. Comme le dit Michel Certeau 156 , c'est une surface ‘«’ ‘placée sous l'œil du sujet qui se donne ainsi le champ d'un faire propre. Geste cartésien d'une découpe instaurant avec un lieu d'écriture, la maîtrise (et l'isolement) d'un sujet devant un objet.’ ‘»’ ‘’C'est pourquoi la page peut être le lieu privilégié où se construit un monde possible, fabriqué par une conscience critique qui organise un nouveau rapport au monde.

Il restait aux écrivains à apprendre à se servir des techniques d'impression pour redonner à la page imprimée mécaniquement les caractéristiques de la page manuscrite. La page est un espace hors-monde, lieu vierge de toute marque, à territorialiser, à s'approprier. 157

Avec Coup de dés, Stéphane Mallarmé ouvre la réflexion sur la réappropriation de la page imprimée par les écrivains. En effet, il avait projeté d'imprimer Coup de dés sur ‘«’ ‘onze doubles pages conçues chacune indépendamment l'une de l'autre et dans un format très ample -38 x29 cm-’ ‘»’ ‘’ ‘ 158 ’ ‘’Ainsi, renversant la perception visuelle habituelle d'un écrit - noir sur blanc- Stéphane Mallarmé transforme la visibilité de la page en augmentant l'espace typographique consacré au blanc. De ce fait, le lecteur regarde la page comme un tableau et le texte à lire se présente d'abord comme un objet structurant l'espace typographique. Aujourd'hui, la souplesse de la composition du texte sur écran, le nombre illimité de caractères permettent une inventivité considérable. Dès lors, écrire un texte revient à prendre en charge l'ensemble des processus nécessaires à la réalisation matérielle.

‘Dans l'art ancien, l'écrivain estime que la fabrication ne lui incombe pas. Il écrit le texte. Le reste est l'œuvre de serviteurs, d'artisans, d'ouvriers, de tiers. Dans le nouvel art, l'écrivain se charge de l'ensemble du processus. (Ulises Carrion cité par Jacques Demarcq, L'espace de la page, entre vide et plein dans L'aventure des écritures, p.65 )’

D'après Saussure, les signifiants graphiques reproduisent la linéarité des signifiants phoniques.

‘(…) les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent l'un après l'autre ; ils forment une chaîne. Ce caractère apparaît immédiatement dès qu'on les représente par l'écriture, qu'on substitue la ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le temps.(Ferdinand de Saussure,Cours del inguistique générale, p.45)’

Par conséquent, à la linéarité temporelle doit correspondre la linéarité spatiale. Or, le livre est un volume : il y a donc rupture de la linéarité ; mais la successivité des pages, numérotées selon l'ordre mathématique, est une tentative de maintenir cette linéarité. La lecture s'effectue, sauf exceptions, au fil des pages. Certains écrivains vont dérégler l'ordre qui régit la page et l'ensemble des pages d'un livre pour sensibiliser le lecteur à la dimension matérielle du texte.

Notes
152.

Joël Guenoun, Les mots ont des visages

153.

Jean Ricardou, Le ready-made hyperreprésentatif

154.

Emmanuël Souchier, Histoires de pages et pages d'écriture dans L'aventure des écritures p.23

155.

Hubert Nyssen, Du texte au livre, les avatars du sens , p.84

156.

Michel de Certeau, L'invention du quotidien, p.199

157.

Michel de Certeau, op. cit. p.199

158.

Anne-Marie Christin, De l'espace typographique à l'écriture du blanc : le Coup de dés de Stéphane Mallarmé dans L'aventure des écritures, p.195