Bouleversement du sens de la lecture

Dans Le théâtre des métamorphoses, Jean Ricardou conteste cette linéarité de lecture. Ainsi, à ne s'en tenir qu'aux pages 98 et 99 du mixte 159 , on constate une destruction des contraintes typographiques habituelles. En effet, d'un point de vue logique, la page 98 précède la page 99 ; d'un point de vue tout aussi logique, le prologue précède la postface. Or, ici, à l'évidence, la postface se trouve sur la page qui précède le prologue. Quel est le sens de cette inversion ? Jean Ricardou, en cette postface, explique son projet :

‘Avec de telles syllabes ainsi offertes, POSTFACE, au tout début de cette prose, il est possible que le lecteur, peut-être, même, sous les espèces d'une infime palpitation cardiaque, ressente soudain l'effet d'un halo de surprise. C'est que ce vocable, en cette place, joue à l'évidence le rôle d'un incongru. Avec ce terme ainsi exposé, ce qui se proclame, c'est une usurpation sitôt découverte. Par le lieu investi, il impose ce qui doit ouvrir toute lecture. Par le sens intimé, il propose à l'inverse ce qui doit se lire en dernier. ( Jean Ricardou, Le théâtre des métamorphoses, p.98 )’

Il y a donc intention délibérée de bouleverser le lecteur en bouleversant ses habitudes de lecture. Le bouleversement des lieux typographiques rend la lecture plus accidentée ; de ce fait, le lecteur doit être attentif car il y a un risque de trébuchement. Le fil du texte est rompu et la rupture entre les deux pages est soulignée par l'utilisation de caractères typographiques de graisses différentes et par l'inachèvement du dernier mot de la page 98, souligné par le tiret, qui se termine, non pas en un lieu attendu -la page 99- mais à la page 100. Le dispositif textuel porte donc sur la matérialité du livre, en tant qu'objet doté d'une épaisseur. Jean Ricardou propose des solutions pour prendre en compte le volume du texte ; de ce fait, il éduque le lecteur. Par ce dispositif précis, il entend créer une autre manière de lire : ‘«’ ‘il s'agit de découvrir, aussi bien outre ligne, selon une trajectoire ou quelque autre, les linéaments d'une texture’ ‘»’ ‘.’ ‘ 160 ’ ‘’Ce projet est revendiqué dès la première de couverture, par la ceinture publicitaire prise en charge par l'auteur 161 , qui annonce ‘«’ ‘Une nouvelle éducation textuelle’».

Dans La prise de Constantinople de Jean Ricardou, la pagination est supprimée : le lecteur doit trouver d'autres repères pour s'orienter dans le livre. Par ailleurs, deux titres fonctionnent en écho : l'un -La prise de Constantinople- en première de couverture, l'autre -La prose de Constantinople- en quatrième de couverture. De ce fait, il y a une rupture avec les pratiques éditoriales courantes dans la mesure où le livre est normalement désigné par un seul titre ; ici, chacun des titres renvoie à l'autre comme s'ils étaient chacun le miroir de l'autre et les deux titres sont à lire simultanément. En effet, le titre proposé en première de couverture renvoie à la fiction et celui qui se trouve en quatrième de couverture renvoie à la narration. 162 Par ce dispositif, Jean Ricardou entend montrer que la fiction proposée -La prise de Constantinople- renvoie à la narration -La prose de Constantinople- écriture ‘«’ ‘byzantine’ ‘»’ ‘’ ‘ 163 ’ ‘’élaborée minutieusement comme le suggère le passage d'un titre à l'autre. Il suffit d'une lettre pour que la prose se transforme en fiction -celle de la prise de Constantinople-, ou inversement pour que la fiction raconte son propre fonctionnement. Les deux niveaux -représentatif et méta-représentatif- étant présents simultanément dans le texte de Jean Ricardou, La prise de Constantinople La prose de Constantinople se lit, par conséquent, à plus d'un titre, dans l'épaisseur du livre sans que l'on sache exactement quelle est la priorité de cette double entrée. Le dispositif réflexif en ouverture et fermeture montre qu'à l'intérieur du livre se produit une transformation.

Par ailleurs, à la linéarité temporelle correspond la ligne d'écriture : un texte se lit de haut en bas et de gauche à droite. Par conséquent, la linéarité temporelle devient visible dans la matérialité du support. Le texte, dans son aspect matériel, est soumis à une surstructuration qui est textualisée c'est-à-dire qui n'est plus accessoire. Cependant, cette linéarité -des pages, des lignes- peut être rompue : des signes typographiques, des blancs indiquent les ruptures qui sont de moyens de structurer le texte. La mise en page s'appuie sur la surface et sur les masses. L'utilisation de formes géométriques et de règles mathématiques vise à la recherche d'un équilibre visuel. Le rapport entre la hauteur et la largeur -proche du nombre d'or- détermine l'élément de base, lequel est souvent déterminé par une logique de rentabilité. 164 Cette structuration de la page peut être transformée.

Notes
159.

Le mixte est un «tissage de composants divers» à la différence d'un mélange, «simple recueil d'éléments disparates». ( Jean Ricardou, Le théatre des métamorphoses, quatrième de couverture )

160.

Jean Ricardou, Protée volume 14 n° 1-2 Printemps - Eté 86, p. 5

161.

Jean Ricardou prend en charge les contraintes techniques d'édition et les transforme en contraintes textuelles.

162.

Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, p.208 sq

163.

Jean Ricardou,Nouveaux problèmes du roman, p.208

164.

Encyclopédie de la chose imprimée, éditions Retz, Paris, 1999.