Motivation de la déconstruction

Dans son roman Le jardin des plantes, Claude Simon déconstruit la mise en page, apparemment. Sept blocs visuels noirs, aux contours accidentés, se détachent sur la page. De plus, une large place est faite au blanc. 165 Les marges sont justifiées, et non en drapeaux, mais la justification change sur une même page qui se trouve donc déstructurée. Le blanc de tête est différent entre la partie droite et la partie gauche; le grand fond varie au milieu de la page ; une gouttière apparaît au milieu de la page, mais avec alignements différents dans la moitié supérieure et la moitié inférieure. La déconstruction de la mise en page est un élément essentiel du texte. Le fil de la lecture est rompu car il faut lire plusieurs fils discontinus à la fois ; de plus, la successivité des pages est remise en cause puisqu'il est nécessaire de revenir en arrière. La masse noire du texte est sculptée ; des fragments du texte présentent un ordre visuel différent de l'ordre canonique (les repères des mises en pages normalisées sont virtuellement présentes) ; les blocs visuels ne sont pas disposés au hasard dans la page ; il y a, au contraire, une rigoureuse mise en page dont l'aspect spectaculaire invite le lecteur à s'interroger sur la matérialité de l'écrit. Claude Simon réorganise les éléments signifiants, mais les règles de transformation ne sont jamais les mêmes : le code varie toujours selon les différents points du texte ; le principe du changement est crypté. Le lecteur est ainsi conduit à prendre en compte la matérialité de l'écrit et de la gestion de l'espace de la page. Ce qui disparaît, ce sont les notions d'unité, de logique linéaire : ce qui se voit, c'est l'impossibilité d'ordonner un discours à partir d'un centre ordonnateur. D'une page à l'autre, la mise en page varie contrairement aux pratiques éditoriales courantes.

Cette (dé)construction renvoie à la conception selon laquelle il est impossible à un narrateur de rendre compte de la réalité, car il n'a qu'un point de vue partiel, concurrencé par d'autres points de vue, tout aussi partiels. Ce qui s'impose à Claude Simon, ce n'est pas la cohérence d'un tout, mais la fragmentation de bribes, d'éclats d'une histoire. Cette crise de la représentation se matérialise par la déconstruction de structures traditionnelles. Il y a coïncidence entre le contenu représentatif de la fiction et la présentation matérielle du texte. D'un point de vue topologique, le texte de Claude Simon se trouve fragmenté, ce qui rend la lecture difficile. Sont remis en cause, dans le texte simonien, quelques principes fondamentaux : la linéarité de la lecture et l'unité du texte.

Si l'on tient compte des deux seules occurrences présentées ci-dessus, on constate que la déconstruction de la linéarité et de la mise en page entraîne un autre mode de lecture : les blocs visuels sont autant d'éléments épars d'un puzzle qui prendra sens lorsque sa construction globale sera faite. Claude Simon, marqué par la guerre, ne peut plus se servir de formes faussement rassurantes qui structurent le monde. Comme le fait remarquer Jean-Yves Debreuille, 166 «C'est dans le texte même que s'opère désormais la dissolution des formes (…)La guerre n'a pas été seulement pour Claude Simon une accélération de la perte du réel, elle a aussi été sa naissance comme écrivain, et les deux phénomènes sont liés. La littérature ne discourt pas sur la déréliction, elle s'en constitue.» Le dispositif mis en place par Claude Simon attire le regard sur la dislocation des blocs textuels et sur l'éclatement du miroir du texte, reflet du réel. Le blanc invite à retrouver le rythme poétique du texte de fiction.

Notes
165.

C'est sur ce principe que Marcel Broodthaers réalise Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, Image, 1969 : des plaques d'aluminium masquent le texte qui n'est plus visible que sous forme de blocs visuels noirs sur fond blanc.

166.

Jean-Yves Debreuille, Le monde s'écroulant peu à peu par morceaux.