De la figuration à la figure

Dans Album de Babel, Julian Rios présente un chapitre palindromique qui remet en cause la manière de tenir le livre pour lire le texte. En effet, ce chapitre présente deux lignes de lecture inverses : l'une s'effectue de gauche à droite et l'autre de droite à gauche. Le chapitre commence par une phrase en anglais ‘«’ ‘a mad is a mad is…’ ‘»’ ‘’et se termine par un mot invitant à retourner le livre pour connaître le contenu de la psalmodie dont le premier mot est le palindrome en hindi de «a mad is a …» soit «samadhi samadhi…». Au milieu du chapitre se trouve une ligne de X , hommage probable à Mallarmé dont le sonnet en X se réfléchissant de toutes parts invite le lecteur à circuler en tous sens dans le texte.

Dans la fiction proposée par Julian Rios, la première ligne de lecture révèle ce qu'entend le protagoniste : Babelle écoute Milalias qui est dans une position de yoga -tête en bas et pieds en l'air- et croit entendre « a mad is a mad is…» ; la seconde ligne de lecture - à l'envers- révèle la méditation du yogi. Entre les deux lignes d'écriture, soit entre ce qui est dit et ce qui est entendu, se glissent des écarts : ainsi, la protagoniste entend-elle «a mad is …», ce qui est l' inverse palindromique du mantra prononcé par le yogi «samadhi samadhi…». Le terme hindi traduit l'illumination, mais Babelle l'interprète de travers, ou plutôt à l'envers, n'entendant là que folie. A ne pas changer de position, Babelle est à contresens de ce qui est dit. On constate que la mise en page palindromique (p.196 sq) redouble le palindrome syntaxique initial et que cette structure palindromique se retrouve également au niveau du mot ; ainsi ‘«’ ‘who’» dans la première ligne d'écriture en anglais se retrouve-t-il sous la forme «ohm», graphie internationale incluant le mot hindi «om», support de méditation.

Que ce soit au niveau micro-textuel ou au niveau macro-textuel, le sens du texte est soumis à la loi générale du palindrome, figure caractéristique du retournement. La fiction proposée par Julian Rios établit une correspondance entre une construction rhétorique -le palindrome- et l'aspect visuel du texte, à lire dans les deux sens. Le lecteur est ainsi amené à considérer les positions inverses des deux protagonistes, soit à lire le texte de haut en bas puis, inversement, de bas en haut, ou de gauche à droite puis, inversement, de droite à gauche. La lecture ne peut se faire sans une prise en compte des deux lignes d'écriture matérialisées dans une mise en page qui est une tentative de rendre visible l'écart entre les deux sens. La structure palindromique du texte propose une nouvelle manière de lire qui consiste à inverser les positions de lecture, soit à se déplacer d'un point de vue à un autre, quitte à ne plus avoir les pieds sur terre et à perdre le confort de lecture univoque. Les remises en forme du texte obtiennent toutes le même effet, à savoir la déstabilisation du lecteur, considérée comme une remise en forme ; il s'agit de maintenir sa vigilance en lui proposant un parcours de lecture accidenté et peut-être même faire de lui un véritable yogi. L'entrée dans la fiction exige un parcours initiatique.

Ces fictions montrent donc que l'accès à l'histoire ne va pas de soi, qu'elle nécessite une véritable conversion du lecteur. La matérialité du signe verbal et du support sur lequel s'inscrit la trace est textualisée. Cette pratique opère une perte des repères habituels et le lecteur est incité à entrer corps à corps dans le texte.