3. Blanc sur Blanc

Alors que dans Quadrangle se posait encore la distinction entre la couleur de teinte (noire) et la couleur de fond (blanche), Blanc sur Blancde Malévitch propose une interrogation sur les limites de la perceptibilité de la trace. Dans le sillage intellectuel de Malévitch, Robert Rauschenberg témoigne d'une préoccupation identique en réalisant des monochromes blancs : ‘«’ ‘Il s'agissait pour moi d'une expérience, de voir jusqu'où l'on pouvait s'éloigner de l'image tout en ayant encore une image.’ ‘»’ ‘ 167 ’ ‘’Pour Robert Rauschenberg, pas plus qu'il n'y a de vide dans la nature, il n'y a de vide sur la toile. Celle-ci réfléchit tout ce qui l'environne ; dès lors le pigment devient matériau pictural secondaire. La toile devient écran de projection saisissant, de manière fugace, toutes les images qui s'y reflètent et la transparence transforme la toile en un espace ouvert, jamais vide. Ce qui différencie le tableau -qui est une œuvre- de la toile -qui est un objet du quotidien- c'est le titre plus que le pigment. Dans la même optique, Robert Rauschenberg efface une œuvre de De Kooning et cet effacement constitue sa propre œuvre, soit Erased de Kooning Drawing (1953). Le blanchiment de la trace laissée par un autre constitue sa propre trace : trace contre trace. John Cage, qui a composé 4'33 », composition silencieuse, après avoir vu White Painting, constate que l' œuvre de Robert Rauschenberg exclut tout ce qui permet au spectateur de comprendre un tableau.

‘Pas de sujet, pas d'image, pas de goût, pas d'objet, pas de beauté, pas de message, pas de talent, pas de technique (pas de pourquoi), pas d'idée, pas d'intention, pas d'art, pas d'émotion, pas de noir, pas de blanc (pas de et). (Branden W. Joseph, Blanc sur blanc, p.18)’

De même,4'33 » invite les auditeurs à écouter les sons ambiants avec comme fond sonore, le silence. Pour John Cage, son et silence ne sont pas opposés, ils sont intriqués. Après avoir fait une expérience d'isolement dans un caisson sensoriel, John Cage entendit les sons provenant de son corps et il en déduisit que le silence n'est pas l'absence de son, mais la présence de sons non intentionnels : ‘«’ ‘des sons uniquement, ceux qui sont intentionnels, et les autres (qu'on appelle silence) qui ne le sont pas’ ‘»’ ‘.’ ‘ 168 ’ ‘’Les partitions de 4'33 » traduisent l'évolution dans l'esprit de John Cage entre le son et le silence. En effet, la partition originale était écrite sur papier réglé alors qu'une partition ultérieure sera écrite sur papier blanc divisé, comme White Painting, 7 panneaux, 1953, par six lignes verticales. John Cage compose 4'33 » afin que les sons extérieurs à l'œuvre entrent en résonance avec sa composition silencieuse : d'un point de vue acoustique, 4'33 » est une caisse de résonance transparente, réfléchissant le monde sonore environnant.

‘Elle agit de telle sorte qu'il est possible d'«entendre à travers» un morceau de musique, de même qu'on peut voir à travers un bâtiment moderne, ou bien une sculpture en fils d'acier de Richard Lippold, ou à travers le verre de Marcel Duchamp. (John Cage cité par Branden W. Joseph, Blanc sur blanc, p.29)’

A cet égard, on constate qu'à l'heure actuelle personne ne songe à critiquer des interprètes comme Glenn Gould, au piano, ou Pablo Casals, au violoncelle, qui intègrent dans leur jeu une vocalisation sourde. La conséquence d'une telle conception de la musique conduit nécessairement au silence, ou plutôt à des métaphores du silence.

‘Jusqu'à ma mort, il y aura des sons. Et il y en aura après ma mort. Pas de crainte à avoir sur l'avenir de la musique.
Mais cette confiance ne peut advenir que si, parvenu au carrefour où l'on comprend que les sons se produisent qu'on le veuille ou non, l'on décide de se tourner vers ceux qui ne sont pas intentionnels. Il s'agit d'un tournant d'ordre psychologique et qui peut sembler constituer l'abandon de tout ce qui appartient à l'humanité -pour un musicien, l'abandon de la musique. Ce tournant psychologique mène vers le monde de la nature où l'on s'aperçoit, graduellement ou soudainement, que l'homme et la nature ne sont pas séparés dans ce monde, mais ensemble.» (John Cage cité par Branden w; Joseph, Blanc sur blanc, p.18)’

Le silence affiché par l'artiste permet de prendre conscience des sons de l'environnement, soumis au flux temporel, à la disparition. Dans le domaine de l'art contemporain, l'utilisation de nombreux procédés réfléchissants -autant de figures de silence- est pratique courante. Parallèlement, une telle pratique artistique met l'accent sur la réception : on ne peut jamais deux fois recevoir la même œuvre soumise au flux temporel. Le support disparaît sous le texte dont il porte la trace.

Pourtant, au moment où l'on tente de numériser les textes pour les sauvegarder, on prend conscience de leur fragilité, essentiellement due à leur matérialité : la question qui se pose alors est de savoir si le support, non transférable, non reproductible, est porteur de sens. Et pourquoi, sinon, accorder tant de valeur aux manuscrits originaux ? Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino présente des admirateurs de l'écrivain Silas Flannery ; ceux-ci ont un rapport fétichiste à l'égard du livre, qui, entre leurs mains, devient symbole religieux : le livre n'est pas ouvert, il est symbole et non plus support. Dès lors pourraient disparaître les traces sur les feuillets.

‘Un lecteur est venu me voir… il s'était vu entouré d'une troupe de déments qui s'étaient jetés sur sa lecture. Les forcenés avaient improvisé autour du livre une espèce de rite, l'un des leurs le tenant en l'air tandis que les autres le contemplaient avec une profonde dévotion. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p. 208)’

Si les traces sur un feuillet peuvent disparaître, ou ne plus être visibles, comment faire la différence entre un support vierge de toute trace et un support où la trace n'est pas visible ? Dans l'édition originale du roman de Robbe-Grillet Le voyeur, se trouve une page blanche entre la première partie et la deuxième partie. Dans l'édition Folio de 1973, celle-ci disparaît comme si sa présence n'était due qu'à d'accidentelles fioritures typographiques. Pour Bruce Morrissette 169 , ce n'est que ‘«’ ‘le hasard objectif’» qui ‘«’ ‘fait que le format du livre correspond à la structure de l'intrigue’». Pourtant, on peut penser que cet accident éditorial augmente la valeur de cette page blanche qui fait partie du texte. En effet, dans l'édition originale, cette page blanche porte le numéro 88 ; or, le graphisme du chiffre 8 renvoie, entre autres, au motif de la cordelette roulée en 8, qui renvoie lui-même au probable viol non écrit. Ainsi, ce qui ne se voit pas sur la page 88 est ce qui n'est pas dit, à savoir le viol. Le blanc de la page n'est donc pas fortuit puisqu'il entre en résonance avec une composante essentielle de la fiction ( le probable viol ) et de la narration ( l'ellipse ). Par ailleurs, le chiffre 8 placé à l'horizontale renvoie au signe de l'infini et l'on peut penser que le blanc de la page renvoie à l'infini des possibilités de la langue. Pour Jean Ricardou 170 , ‘«’ ‘ce qui fait l'identité d'un écrit, c'est, non point seulement l'exacte suite de ses vocables, mais encore, et au moins, leur précise distribution à tous égards les uns vis-à-vis des autres, par les effectifs offices d'un noir sur blanc déterminé.’ ‘»’ ‘’En conséquence, il juge l'édition originale supérieure à l'édition ultérieure. Il faut que le blanc soit reconnu comme du texte, qu'il soit textualisé. Comme le souligne Henri Meschonnic 171 :

‘Le blanc n'est pas une absence de ponctuation. Il ne faut pas confondre ponctuation et signe de ponctuation. J'ai éliminé tous les signes de ponctuation. Mais la hiérarchie des blancs est une ponctuation. C'est même archaïquement la plus ancienne ponctuation. (Henri Meschonnic, propos recueillis par Michèle Atchadé, Encrages, p.64)’

Ruppersberg publie un livre -Greetings from L.A.- de 240 pages dont seulement 8 sont imprimées. Contraire aux contraintes économiques, cette utilisation dispendieuse de feuillets blancs entraîne une interrogation : s'agit-il de symboliser ‘«’ ‘la perte inéluctable de la lecture’ ‘»’ ‘ 172 ’ ‘’ou s'agit-il d'un travail de démolition de l'écriture littéraire dans la mesure où les fragments épars sont des vestiges dépourvus de tout ancrage ? Toujours est-il que Ruppersberg oblige le lecteur à lire l'œuvre sans les clés narratives conventionnelles.

Notes
167.

cité par Branden W. Joseph, Blanc sur Blanc dans Les Cahiers du Musée d'art moderne n°71 p.27 note 8.

168.

John Cage cité par Branden W. Joseph op. cit., p. 14

169.

Bruce Morrissette, Les romans de Robbe-Grillet, p.91

170.

Jean Ricardou, L'œuvre au blanc

171.

Henri Meschonnic, propos recueillis par Michèle Atchadé, Encrages, p.64

172.

Véronique Terrier Hermann, Détournements du littéraire dans les arts plastiques dans Pratiques 7, p.47