4. Les marges : entre noir et blanc

La marge, c'est du blanc a priori non textualisé ; elle apparaît dans la page, comme une contrainte matérielle pour réaliser le livre. Mais cet espace vide fonctionne également comme un espace à textualiser, en noir ou en blanc.

La note 175 , en marge du texte, dans le blanc du texte, doit être constituée en objet d'analyse critique. En effet, l'annotation est un acte de lecture-écriture et en cela, elle nous intéresse, d'autant plus que, située à la périphérie du texte, elle réorganise l'espace de la page. Quels sont les principes sur lesquels repose la note ?

La note résulte de pauses dans la lecture et d'associations faites par le lecteur -qui peut être l'auteur du texte lu- entre le texte et sa bibliothèque personnelle. Elle résulte d'un vagabondage de l'esprit. Les pages manuscrites d'écrivains témoignent de ce processus d'élaboration : les marges se remplissent d'annotations qui peuvent être intégrées dans le texte : les modifications apportées par l'auteur résultent d'une lecture qui aboutit à une récriture. L'acte d'impression propose une version définitive d'un texte, mais ce n'est qu'une version possible, provisoire dans la mesure où l'écriture est un acte dynamique en perpétuelles transformations. La génétique textuelle propose ainsi de constituer les différentes versions d'un texte comme objets d'analyse. La note résulte donc d'un processus dynamique de lecture-écriture : elle crée des liens, des passages entre différents éléments du texte, entre le texte et le hors-texte. Comme le dit Paul Valéry 176 : ‘«’ ‘Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds la diversité qui peut s'y présenter à l'esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l'illusion d'une détermination unique et imitatrice du réel celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable.’ ‘»’ ‘’Si l'on peut retrouver certains nœuds du texte grâce à la génétique textuelle, il serait intéressant de retrouver le processus dynamique de la lecture à l'aide des notes inscrites en marge du texte : un texte annoté n'est pas un texte vierge de notes et l'on peut penser que l'on est en présence de textes différents. 177

Mis en circulation, le texte n'en continue pas moins d'être lu, commenté, annoté : les marges du texte sont disponibles pour recevoir les traces singulières d'un processus de lecture-écriture. L'annotation est un acte d'appropriation de la part du lecteur. Par ailleurs, la note désorganise l'ordonnancement de la page. D'un point de vue topographique, elle est déconstruction de l'espace textuel puisqu'elle redistribue l'espace en noircissant le blanc de la page. Elle fragmente la ligne d'écriture, la linéarité du texte, la structure de la page, cadre noir sur fond blanc. Les indices visuels d'identification de la note sont variables : parfois, l'annotation n'est rendue perceptible que par le soulignement ou le surlignement, parfois elle est plus visible et utilise schémas et caractères typographiques différents. Ainsi, des blocs visuels se détachent, accrochant le regard. Lorsque la note est plus importante, afin de ne pas lui accorder une importance matérielle supérieure au texte, une partie d'elle est reportée à la page suivante, au détriment de la lisibilité.

A l'heure actuelle, l'écriture numérisée permet de renverser le rapport hiérarchique entre le texte et la note : en effet, alors que sur un support papier, la note est, d'un point de vue visuel, limitée par souci de lisibilité, sur écran on peut concevoir une note aussi importante, ou plus importante, que le texte. Des tentatives en ce sens ont été expérimentées sur papier. Par ailleurs, sur un support papier, la note, dont la lecture est facultative, est toujours présente, quel que soit le parcours de lecture, alors que la note numérisée ne s'affiche qu'à la demande du lecteur : sa présence est virtuelle. Les hyperliens permettent de passer du texte sur écran à d'autres textes, parmi lesquels les notes, disponibles sur un autre serveur. Quant au lecteur désireux d'annoter un texte numérisé, il peut créer un code personnalisé et modulable d'annotation. On peut penser que l'accumulation de notes sur support papier étouffe le texte, l'efface, noir contre noir. D'un point de vue historique, la note a toujours une importance moindre que le texte : on peut prévoir une écriture où les deux systèmes d'écriture renvoient à un seul texte. Des tentatives ont été réalisées en ce sens. La marge, conçue comme du hors-texte, se trouve ainsi textualisée. Elle est la preuve qu'en terme de lecture-écriture, il n'y a pas de lieu neutre, hors-jeu.

Le partage de l'espace entre noir et blanc ne sert pas uniquement la lisibilité du signe linguistique ; puisque les signes graphiques sont considérés dans leur valeur plastique, ce qui est visible en noir et blanc doit être interrogé dans la dimension linguistique et plastique.

Notes
175.

«Une note est un énoncé de longueur variable (un mot suffit) relatif à un segment plus ou moins déterminé du texte, et disposé soit en regard soit en référence à ce segment.» (Gérard Genette, Seuils, p. 293 )

176.

cité par Gérard Genette, op. cit. p.308

177.

Du point de vue de l'enseignement des lettres, il serait intéressant de travailler sur les marges annotées des éditions scolaires. Quels textes donne-t-on à lire ? Il serait également intéressant de travailler sur les nœuds créés par les lecteurs : où s'effectuent les pauses ? quels mots incitent à la pause ? Quels liens le lecteur construit-il entre le texte et sa propre histoire ? Comment le lecteur vagabonde-t-il à partir d'un texte donné ?