La fiction Feu Pâle de Nabokov se présente comme une édition critique d'un poème. La structure de Feu Pâle correspond au modèle supposé du genre : introduction, poème, notes, index. Les notes sont groupées à la fin du poème ; de ce fait, le lecteur est amené à se déplacer dans l'épaisseur du livre pour avoir accès au sens. Les notes se lisent en discontinu selon la linéarité de lecture du poème. Pourtant, l'auteur supposé du commentaire ‑Charles Kinbote- suggère au lecteur de commencer la lecture par les notes, comme si le fil était tissé d'une note à l'autre, transformant ainsi l'ensemble des notes en texte :
‘Bien que ces notes, conformément à l'usage, viennent après le poème, il est conseillé au lecteur de les consulter d'abord et d'étudier ensuite le poème en s'aidant de ces notes, de les relire naturellement en parcourant le texte, et peut-être, après en avoir fini avec le poème, de les consulter une troisième fois pour obtenir une vue d'ensemble. (Vladimir Nabokov, Feu Pâle, p 26)’Le problème qui est posé est celui de la nécessaire discontinuité dans la lecture d'un texte pourvu de notes. Charles Kinbote distingue trois temps dans la lecture : une première lecture, intégrale, consacrée à la lecture suivie de notes ; une seconde consacrée à la lecture discontinue du texte et des notes ; une troisième consacrée à la lecture suivie des notes. Ainsi donc, le commentateur renverse le rapport hiérarchique habituel entre le texte et la note. Et, d'un point de vue matériel, cela se traduit par un renversement des proportions topographiques : l'espace consacré au poème se réduit à 30 pages alors que l'espace consacré aux notes occupe 200 pages. Par ailleurs, Charles Kinbote souligne la difficulté de lire, en discontinu, texte et notes groupées en fin de volume :
‘Dans un cas comme celui-ci, je crois qu'il est sage d'éliminer l'ennui d'avoir à feuilleter dans les deux sens, soit en détachant les pages du poème pour en faire une brochure séparée, soit, plus simplement encore, en achetant deux exemplaires du même ouvrage qui peuvent alors être placés dans des positions adjacentes sur une table confortable… (Vladimir Nabokov, Feu Pâle, p. 26)’Généralement accessoire, la note change ici de statut. En effet, la lecture de la note est généralement facultative et le lecteur peut ne pas tenir compte du signe de renvoi ; dans le texte de Vladimir Nabokov, elle fait partie du texte et sa lecture est nécessaire. Le rapport de subordination s'inverse, ce qui est souligné par le renversement des proportions topographiques. 178 L'annulation de la hiérarchisation entre le texte principal -ici, le poème- et la note opère un renversement des valeurs puisque la textualisation de la note oblige le lecteur à ne plus en faire l'économie. Un nouveau parcours de lecture se crée. Par ailleurs, le partage entre le poème et le commentaire renvoie à deux discours généralement opposés. Or ici, le commentaire est aussi une fiction ; il y a donc annulation des oppositions.
Dans Le théâtre des métamorphoses, Jean Ricardou utilise des astérisques et non des numéros pour le renvoi des notes, ce qui rend la lecture du mixte d'autant plus incommode qu'il y a une indistinction entre le texte principal et le texte secondaire. Ainsi, et pour ne s'en tenir qu'aux pages 98 et 99, le mot ‘«’ ‘postface’» (en page 98) est précédé d'un astérisque et le mot ‘«’ ‘postface’» (en la page 99) est lui aussi précédé d'un astérisque. Dans quel sens doit s'effectuer la lecture ? A l'évidence, le déplacement perpétuel dans un mouvement de va-et-vient entre le texte en italiques -sur les pages de droite- et le texte en gras -sur les pages de gauche- est une conséquence du dispositif diluant les frontières entre le texte fictionnel et le texte théorique : le «mixte» proposé par Jean Ricardou vise bien à déboussoler le lecteur, afin d'opérer en lui une véritable conversion.
Le Songe de Kepler présente le même renversement des proportions entre la fiction proposée (10 pages) et les notes (100 pages), ce qui, dans la perspective de Kepler, correspond à un renversement de statut : la fiction devenant un exemple subordonné à la thèse développée dans la note. L'aspect matériel du texte correspond à une pratique d'écriture. En effet, le lien entre la fiction et les notes se fait à l'inverse des pratiques du discours scientifique car la conclusion (l'univers observé) est donné avant les règles de formation qui ont présidé à l'élaboration de la fiction. Kepler semble défendre la thèse selon laquelle l'observation est insuffisante si elle n'est organisée par une spéculation scientifique, supérieure au constat. Par ailleurs, la continuité de la fiction est rompue par le renvoi aux notes : l'ensemble de la fiction et des notes ne constitue qu'un seul texte et le lecteur doit sans cesse se déplacer - de la terre à la lune, de la fiction aux notes - car l'univers ne peut être perçu d'un seul point de vue à moins de se situer à la place du soleil - d'où l'on peut voir et la terre et la lune- c'est-à-dire se situer dans une perspective héliocentrique de l'univers et non plus une perspective géocentrique. Le partage fictif entre la fiction et les notes -auquel correspond un passage fictif entre le discours allégorique et le discours scientifique- crée un espace textuel subsumant les oppositions et permettant de formuler des vérités scientifiques qui ne peuvent être entendues dans les discours de l'époque. La structure textuelle correspond donc à une reconfiguration mentale.