5. Le risque de la disparition

Tout ce qui est matériel est périssable. A partir du moment où l'on s'intéresse à l'aspect matériel du texte, il est normal d'envisager le risque de sa disparition. Entre le texte et le livre, une série d'opérations éditoriales visent à créer un objet, le livre, support du texte. En tant que tel, il est soumis aux aléas de la fabrication, à savoir les accidents techniques. Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino présente un ouvrage dans lequel des cahiers identiques ont été reliés.

‘De la page 32, tu es revenu à la page 17 ! Ce que tu prenais pour une recherche stylistique de l'auteur est une erreur de l'imprimerie : les mêmes pages ont été reprises deux fois. L'erreur a dû se produire au brochage : un livre est fait de «cahiers», chaque cahier est une grande feuille où sont imprimées seize pages, et qu'on replie en huit ; quand on procède à la reliure des cahiers, il peut se faire que dans un exemplaire se glissent deux cahiers identiques ; c'est un accident qui se produit de temps en temps. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p. 29)’

Plus loin, le livre se décompose suite à un problème technique :

‘L'ordre des mots dans le texte de Calixto Bandera, que la mémoire électronique conservait pour pouvoir le restituer à tout moment, s'est trouvé effacé par une démagnétisation instantanée des circuits. Les fils multicolores broient désormais une poussière de mots dispersés : le le le le, de de de de, du du du du, que que que que, rangés selon leur fréquence respective en colonnes. Le livre est en miettes, dissous, impossible à recomposer : comme une dune de sable emportée par le vent. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p. 235)’

La réflexion sur la matérialité du signifiant aboutit à une réflexion sur le support du texte. La fragilité de tout support est un risque pour le texte. La textualisation s'opère également au niveau du conditionnement du texte. L'objet-livre perd son insignifiance et participe donc à la construction du dispositif textuel. La mise en forme du texte fait partie du texte.

S,M, L, XL, 1995 de Rem Koolhas et Bruce Mau, est l'œuvre conjointe d'un architecte et d'un graphiste : l'écrivain, en tant que tel, disparaît. S,M, L, XL se présente comme un objet visualisant la métaphore architecturale, fréquente dans le monde éditorial. Ne parle-t-on pas de la cathédrale proustienne, d'un pavé à lire…? Le titre du livre est un emprunt fait au monde du prêt-à-porter 179 et il renvoie à la structure du livre consacré à l'architecture dans la mesure où les projets architecturaux sont classés en fonction de leur dimension. Ce livre frappe par sa monumentalité : ‘«’ ‘7 cm d'épaisseur’», ‘«’ ‘2,7 kilos’», ‘«’ ‘1345 pages’ ‘»’ ‘.’ ‘ 180 ’ ‘’A l'ère de la numérisation et du livre de poche, S, M, L, XL est une bravade sinon une provocation, à moins qu'il ne soit une réponse au risque de disparition du livre. Le livre-objet, monumental, ne se laisse pas pénétrer par un lecteur non-initié : il exige une approche réfléchie.

Entrer dans les fictions proposées par Claude Simon ne peut se faire que si l'on accepte de rompre avec les cadres admis, les habitudes de lecture. Il contraint le lecteur à des cheminements non balisés. On sait que pour La route des Flandres, Claude Simon a visualisé personnages et thèmes à l'aide de couleurs différentes afin de trouver un principe organisateur à son roman. 181

‘(…) j'ai inscrit, chaque fois sur une ligne, un petit résumé de ce qu'il y avait dans chaque page et, en face, j'ai placé la couleur correspondante, puis j'ai punaisé l'ensemble sur les murs de mon bureau et alors je me suis demandé s'il ne fallait pas remettre un peu de bleu par ci, un peu de vert par là, un peu de rouge ailleurs, pour que ça s'équilibre. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que j'ai «fabriqué» certains passages parce qu'il manquait un peu de vert ou un peu de rose à tel ou tel endroit.» (Claude Simon cité par Lucien Dällenbach, Claude Simon, p. 185)’

Dans la version éditée, ces fils de couleur disparaissent ; par conséquent, le lecteur, nouveau Thésée, est amené à retisser ce fil d'Ariane pour entrer dans ce labyrinthe textuel. Il est amené à recomposer le puzzle proposé par Claude Simon. La structure offerte n'est pas arbitraire, mais au contraire, motivée puisqu'elle vise à faire coïncider le désastre en ses ‘«’ ‘harmoniques’ ‘»’ ‘ 182 ’ ‘’ou en ses ‘«’ ‘couleurs complémentaires’ ‘»’ ‘’ ‘ 183 ’ ‘’:

‘J'étais hanté par deux choses : la discontinuité, l'aspect fragmentaire des émotions que l'on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur continuité dans la conscience. Ma phrase cherche à traduire cette contiguïté. ( Claude Simon dans Le Monde, 8 octobre 1960)’

Les premières pages du roman présentent les segments textuels producteurs à partir desquels va proliférer le texte, tant au niveau thématique qu'au niveau structurel. 184 La prolifération obéit à une logique sensorielle et non pas temporelle puisque ce qui surgit dans la mémoire s'effectue dans l'instantané et non dans la durée. Par ailleurs, Claude Simon ne garantit aucun message, il n'a rien à communiquer : les faits sont ‘«’ ‘sans cesse contestés, remis en question, par les différents personnages qui en formulent plusieurs versions, s'interrogent, se demandent s'ils ne se trompent pas, si les choses se sont bien passées telles qu'on les leur a racontées, ou telles qu'ils les imaginent, ou même encore telles qu'ils ont cru les voir. Tout bouge. Rien n'est sûr, rien n'est fixe. Le langage est lui aussi naturellement mouvant.’ ‘»’ ‘’ ‘ 185 ’ ‘’Le livre de Claude Simon se présente comme un labyrinthe, espace fragmenté où le lecteur est sans cesse dérouté ; celui-ci cherche les fils de couleur qui ont contribué à l'élaboration du texte et qui sont susceptibles de l'orienter dans un espace inhabituel. Dans un espace en mouvement, soumis à la destruction permanente, le texte devient lui-même image de ce mouvement et de cette destruction permanente ; le lecteur doit véritablement voyager dans cette odyssée textuelle.

Notes
179.

Là encore, les comparaisons entre le travail d'écriture et le travail de couture sont fréquents.

180.

Catherine Smet, «Je suis un livre» dans Les Cahiers du Musée national d'art moderne n°68, été 99, p.95 sq.

181.

Lucien Dällenbach, Claude Simon, Les Contemporains

182.

propos de Claude Simon recueillis dans Le Monde, 8 octobre 196O

183.

propos de Claude Simon recueillis dans Le Monde, 8 octobre 1960

184.

propos de Claude Simon recueillis dans L'Express, 10 novembre 1960

185.

propos de Claude Simon recueillis dans L'Express, 10 novembre 1960