L'œuvre pensée

Dans une nouvelle de L'aleph-Le miracle secret- de Jorge Luis Borges, l'écrivain Jaromir Hladik est condamné à mort, avant d'avoir pu terminer son œuvre :

‘Il avait sollicité de Dieu une année entière pour terminer son travail : l'omnipotence divine lui accordait une année. Dieu opérait pour lui un miracle secret : le plomb germanique le tuerait à l'heure convenue ; mais, dans son esprit, une année s'écoulerait entre l'ordre et l'exécution de cet ordre. ( Jorge Luis Borges, Le miracle secret, p.156)’

En pensée, il accomplit son œuvre, sans témoin. Jorge Luis Borges imagine donc un auteur sans œuvre visible puisqu'elle existe uniquement en pensée.

‘Il termina son drame : il ne lui manquait plus qu'à décider d'une seule épithète. Il la trouva ; la goutte d'eau glissa sur sa joue. Il commença un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l'abattit. ( Jorge Luis Borges, Le miracle secret, p.157)’

L'écrivain termine donc son œuvre en pensée. Existe-t-elle ? Une telle hypothèse déstabilise les croyances en l'œuvre comme objet ; pourtant, il faut admettre qu'à un moment donné de l'histoire, on a pu penser que la conception d'une œuvre était l'œuvre. 186 Seulement, à la différence du ‘«’ ‘miracle secret’», l'œuvre invisible n'existe que par les commentaires qu'elle suscite. 187 S'agit-il de dire que la réalisation d'une œuvre est accessoire, à partir du moment où elle est conçue ? Paradoxalement, Jorge Luis Borges défend cette thèse dans une œuvre visible.

Jouer sur les frontières de l'invisibilité de l'art revient à mettre nos croyances en l'art à l'épreuve de ce que la réalité nous offre. La proposition de Jorge Luis Borges peut être perçue comme une approche mystique de l'œuvre littéraire. Cette approche mystique est confirmée dans une autre nouvelle de Jorge Luis Borges, -L'aleph- dans laquelle un narrateur tente de raconter sa vision de l'aleph, tentative vouée à l'échec puisque la langue parfaite qui pourrait transcrire son expérience fait défaut. C'est d'abord Carlos Argentino, un rival du narrateur, qui témoigne avoir vu l'aleph. Il propose au narrateur de vivre la même expérience que lui tout en ayant la précaution de dire que son incapacité à voir l'aleph n'annulerait pas son témoignage. Selon Carlos Argentino, le fait de ne pas voir l'aleph ne prouve pas que l'aleph n'existe pas : c'est une attitude intellectuelle que l'on trouve dans toutes les religions. Le narrateur pense d'abord qu'il s'est laissé piéger par un fou, puis, ayant vu l'aleph, il raconte son ‘«’ ‘désespoir d'écrivain’» (p.204) :

‘J'en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d'écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l'exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l'Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? (Jorge Luis Borges, L'aleph, p.204)’

L'invisibilité de l'aleph renvoie à deux hypothèses contradictoires : ou le témoin est fou et il délire ou il est mystique et il dit la vérité. Dans tous les cas, l'hypothèse choisie témoigne d'un univers de croyances. L'aleph, initiale de l'alphabet, renvoie au silence et à l'écriture. Cependant, une telle position reviendrait à nier le travail qui s'effectue pendant le temps de l'écriture. On peut penser qu'il s'agit plutôt de mettre l'accent sur la différence entre l'œuvre visible, publiée et l'œuvre invisible qui n'existe que pour le créateur. Il est certain que ne peut entrer dans le champ littéraire que ce qui est montré, publié. Quoique… Par conséquent, un scripteur ne peut acquérir le statut d'écrivain qu'après avoir fait des démarches auprès des critiques, des éditeurs. Il y a une socialisation nécessaire de l'écriture pour témoigner de son existence : l'œuvre existe toujours selon ceux qui s'en portent garants.

Notes
186.

Nathalie Heinich, Le triple jeu de l'art contemporain

187.

On peut penser que la religion chrétienne est fondée sur ce même principe : la parole du Christ est invisible, elle existe «selon» les paroles des apôtres qui lui confèrent une existence a posteriori. Le Christ naît par les commentaires de ses apôtres. Lui-même n'a rien écrit, si ce n'est une trace dans le sable, aussitôt effacée. Plus généralement, toutes les religions sont fondées sur le postulat d'une existence divine à qui l'on attribue un discours. De la même manière, on peut penser qu'une œuvre existe à partir des commentaires qu'elle suscite ; à la limite, on peut commencer par créer un commentaire sur du vide, du silence, puis faire admettre que ce vide est une œuvre.