L'œuvre conceptuelle

L'époque contemporaine est pourvoyeuse d'une quantité d'œuvres comme si l'écrivain était soumis à la productivité pour justifier son statut social. Par opposition à ces créateurs qui prouvent toujours leur existence à l'aide d'objets, il existe des créateurs qui n'éprouvent pas le besoin de prouver qu'ils existent et qui, par conséquent, produisent moins. C'est une explication possible. Quel sens donner à ces œuvres invisibles ? Il semble qu'il y ait une volonté de dépasser la perception, la référence au sensible, pour traduire la dimension intellectuelle de l'œuvre. On peut penser aussi que l'œuvre invisible est la conséquence d'une conception trop idéale de la création. L'objectif de l'art conceptuel défini par Sol Lewitt est ‘«’ ‘la dématérialisation de l'art ; l'idée ou le concept, en vient à primer sur la réalisation matérielle de l'œuvre.’ ‘»’ ‘ 188 ’ ‘’Dans la société productiviste qui est la nôtre, on peut penser qu'une telle conception de l'art renvoie à un acte politique de refus devant la commercialisation inévitable de l'œuvre d'art. La cote d'un artiste se mesure à l'aune du chiffre de vente. L'œuvre littéraire est aussi un produit commercial, soumis aux contingences économiques. Par conséquent, la loi du chiffre et de la demande modifie les conditions d'exercice de l'art. En effet, l'édition impose des normes d'écriture et quiconque veut publier doit les respecter. La publication dépend donc d'un cénacle qui décide, en fonction de ses préjugés et de ses croyances, des œuvres qui méritent d'être publiées. Comme le fait remarquer Jean-Yves Jouannais, ‘«’ ‘les célébrateurs de la culture ne pensent pas assez au grand nombre des humains et au caractère innombrable des productions de la pensée.’ ‘»’ ‘ 189 ’ ‘’Refuser d'entrer dans le circuit de distribution, c'est protester contre l'hégémonie économique qui, pour ne pas stocker, emmagasiner, met au pilon ce qui ne se vend pas immédiatement : la logique commerciale actuelle est une logique de flux et non une logique de stockage. Dans ce contexte, la Brautigan Library 190 archive des œuvres non publiées 191 , lesquelles sont ‘«’ ‘lues par des personnes qui se déplacent parfois de très loin pour y avoir accès’ ‘»’ ‘’(p.109) : il y a donc des lecteurs amateurs de ces rebuts éditoriaux et l'on peut penser que cette bibliothèque fonctionne un peu comme un marché aux puces où chacun déniche une merveille. En ce sens, on peut penser que la technologie actuelle va permettre de fabriquer les livres à la demande, pièce à pièce. Par ailleurs, notre société est productrice et non contemplative ; pourtant la contemplation appartient aussi à notre histoire 192 . Et il y a peut-être de la part des créateurs d'œuvres invisibles un souci d'équilibre, de repos à chercher ; pour cela, il faut prendre le temps et être à distance de ce qui se produit.

La dématérialisation de l'œuvre est une pratique courante dans l'art du XXème siècle. A cet égard, le travail de Jean-Pierre Raynaud témoigne des différentes façons de dématérialiser l'œuvre. Celui-ci choisit comme matériau de base un carreau de céramique blanche de 15cm X 15cm comme unité de construction de sa Maison-Blockhaus. Le matériau choisi est banal, il appartient au monde quotidien et, parmi tous les carreaux de céramique, on peut dire que le carreau de céramique blanche est le degré zéro de la céramique. Cet objet, le plus commun qui soit, est donc intégré dans le monde de l'art. De ce fait, les frontières entre l'objet d'art et l'objet quotidien disparaissent : la maison se transforme en pur objet.

‘J'avais besoin de pureté, de silence, d'absence d'objets et de tapages, et je me suis retrouvé avec un vide, qui n'était pas vide mais présent. ( citation de Jean-Pierre Raynaud dans Jean-Pierre Raynaud, p.65) 193 ’ ‘Ma maison est totalement vide de confort et d'information, c'est un espace mental uniquement, un espace où mon imagination peut fonctionner. ( citation extraite de l'interview inédite de Gladys C.Fabre dans Jean-Pierre Raynaud, p.71) ’

Le matériau de céramique blanche, matériau inaltérable dans le temps, est commun au laboratoire, à l'hôpital, à la salle de bains ; il renvoie à l'obsédante présence de la mort qui se traduit sous différents aspects : le vide, le blanc, l'absence…L'espace de Jean-Pierre Raynaud est un espace blanc structuré par des joints noirs : il renvoie à la thématique funéraire. Dans cet espace, l'objet disparaît progressivement.

‘(…) en cherchant intuitivement un blanc, le carrelage m'a sans doute séduit, du fait que ce blanc était cuit, impersonnel et qu'il me paraissait être plus durable que le blanc peint, plus net, plus sûr. Ce que j'avais appris, c'était le quadrillage de l'espace : il y avait un blanc et il y avait une structure : le blanc apportait sa dimension d'absolu et d'un autre côté, les lignes structuraient cet absolu. (Jean-Pierre Raynaud cité dans Jean‑Pierre Raynaud La maison, p.43) 194

Carrelage, Marbre noir, 1974 est une référence à Malévitch : Jean-Pierre Raynaud se débarrasse progressivement de tous les objets ; seul demeure un espace blanc que le carreau blanc structure. Sur les murs carrelés de sa Maison-Blockhaus, il accroche des tableaux-carrelages identiques, numérotés qui réfléchissent la structure globale de son espace. La répétition de l'élément de base peut se poursuivre à l'infini. L'exposition de ces tableaux sur le mur renvoie à la conception de l'art pour laquelle le tableau est une matrice de l'univers représenté : le tableau englobe l'espace dans lequel il est englobé. La Maison-Blockhaus est constamment en travaux : certains débris sont exposés c'est-à-dire présentés comme des œuvres d'art. Par la suite, elle est démolie par Jean-Pierre Raynaud. Ne subsistent alors que des photos, des témoignages. L'œuvre, en tant qu'objet matériel, n'existe plus, mais parce des témoins et des témoignages transmettent son souvenir, on peut penser qu'elle existe toujours et fait partie de notre patrimoine culturel. On fait des livres sur la maison disparue, qui eux-mêmes deviennent objets de commentaires. De la même façon, Jean-Pierre Raynaud conçoit la Tour des Minguettes qui, en tant qu'objet, n'a jamais existé. Dans le cadre d'un projet de réhabilitation d'un quartier en délabrement, Jean-Pierre Raynaud avait conçu La Tour Blanche. Il s'agissait de recouvrir entièrement de céramique blanche une tour délabrée et partiellement désertée par ses habitants. La tour d'habitation disparaît sous une enveloppe de céramique. Ainsi, une tour d'habitation change de statut et acquiert un nom -La Tour Blanche- et une signature, celle de Jean-Pierre Raynaud. Cet objet, promu œuvre d'art, doit être exposé in situ. En fait, l'œuvre ne verra jamais le jour. La Tour abolie ne renaîtra que sous la forme acceptable de Minguettes 84-2000, objet d'art remis à sa place, le musée. Ces gestes qui visent à effacer la visibilité de l'œuvre, jusqu'à s'en passer, déstabilisent les représentations de l'œuvre d'art. En effet, la conséquence ultime d'une telle position est que seul le témoignage atteste l'existence de l'œuvre. A la limite, le créateur est le référent ultime et il s'agit alors de se faire admettre comme tel pour être l'auteur d'une ‘«’ ‘non-œuvre’ ‘»’ ‘.’ ‘ 195 ’ ‘’

Alors que tout semble opposer la fiction et l'abstraction, il semble que dans le courant des pratiques artistiques contemporaines, une dématérialisation de l'œuvre soit une tentation et une limite frôlée par des créateurs soucieux d'échapper à la logique de consommation. Cette dématérialisation de l'œuvre renvoie au créateur, référent ultime d'une non-œuvre, seul garant de l'authenticité de son ascétisme.

Notes
188.

Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, p.79

189.

Jean-Yves Jouannais, op. cit. p.113

190.

Jean-Yves Jouannais, op. cit. p.109 sq

191.

Les auteurs d'œuvres non publiées peuvent-ils se déclarer écrivains ? Non, si l'on considère qu'être écrivain est un statut social ; néanmoins, de telles personnes vivent une situation paradoxale dans la mesure où elles consacrent une partie de leur temps à écrire sans que cela soit reconnu. On constate ainsi que certaines personnes sont devenues écrivains post mortem. On peut s'interroger sur la raison qui pousse les individus à faire reconnaître spécialement cette activité, parmi toutes celles qui sont pratiquées.

192.

Il existe des ordres contemplatifs et l'on peut penser qu'ils ont leur raison d'être. Dans la culture orientale, la contemplation est un mode de connaissance plus généralement partagé.

193.

Gladys C. Fabre, Georges Duby, Jean-Pierre Raynaud.

194.

Denyse Durand-Ruel, Yves Tissier, Bernard Wauthier-Wurmser, Jean-Pierre Raynaud La maison 1969-1987.

195.

On peut penser que d'une certaine manière tous les personnages d'écrivains, toutes les œuvres imaginées que l'on trouve dans les fictions jouent à faire admettre ces non-œuvres au titre d'œuvres.