La numérisation

La numérisation permet, a priori, de mettre fin à l'envahissement de l'espace par la quantité toujours croissante de textes à conserver. En ce sens, elle participe à la dématérialisation puisqu'elle repose sur une logique minimaliste. Cette technique vise à condenser l'information de façon à ce que la matérialité des supports soit la plus minime possible. L'écriture numérique repose sur le principe que toute information, qu'elle se présente sous forme de caractères, d'images ou de sons, peut être traduite dans le code binaire. Comme le souligne Gérard Chazal, 196 «le pouvoir universel du code binaire dévoile un caractère majeur de l'information : il faut au minimum deux signes ou deux symboles qui se différencient et s'opposent pour que du sens apparaisse.» Le codage binaire prouve que l'économie de moyens ne prive pas l'information d'une infinité de variations. En génétique, le code ADN, qui repose sur 4 éléments, condense la totalité des êtres vivants. La numérisation permet de comprendre le minimalisme.

Le principe de l'écriture alphabétique repose lui aussi sur une combinatoire : un nombre minime de lettres permet un nombre infini d'énoncés. C'est pourquoi Ménard, personnage d'auteur présenté par Jorge Luis Borges peut imaginer réécrire Le Quichotte :

‘Il ne voulait pas composer un autre Quichotte -ce qui est facile - mais Le Quichotte. Inutile d'ajouter qu'il n'envisagea jamais une transcription mécanique de l'original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient -mot à mot et ligne à ligne- avec celles de Miguel de Cervantès.» (Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, p. 45)’

D'un point de vue strictement mathématique, puisque tout texte résulte d'une combinatoire reposant sur un nombre fini de lettres, ce projet est réalisable, à condition de ne pas tenir compte du temps.

‘Il me suffisait d'être immortel pour la mener jusqu'au bout. (Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, p.46 )’

Le codage binaire repose sur le même principe combinatoire. On peut dès lors envisager que la numérisation va permettre le développement de nouvelles approches de l'écrit puisque toute combinatoire est une classification. En effet, on peut envisager d'aborder l'écrit à partir d'éléments rendus visibles par la numérisation. Par ailleurs, elle peut également créer de nouvelles manières d'écrire puisqu'elle permet de visualiser sur écran les différentes possibilités envisagées. Le code binaire permet une exploration systématique des possibles : on pourrait envisager des simulations informatiques permettant d'explorer les solutions qui exigent des combinaisons infinies ou qui prennent trop de temps, on pourrait écrire à partir de programmes informatiques en faisant varier des paramètres.

Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, fiction proposée par Italo Calvino, le faussaire Hermès Marana fait de l'apocryphe une activité lucrative. Ce messager dirige des organisations dont le but est la production artificielle d'œuvres. A partir du moment où l'on conçoit l'écriture comme une combinatoire, on peut penser que des programmes d'écriture peuvent produire des énoncés. L'OEPHLW ‘«’ ‘(Organisation pour la Production Electronique d'œuvres Littéraires Homogénéisées)’ ‘»’ ‘’propose à l'écrivain Silas Flannery son assistance technique afin de terminer son roman. Celui-ci est incapable de poursuivre son œuvre, mais la proposition de Marana lui fait peur. La machine peut-elle créer une écriture impersonnelle à laquelle l'écrivain Silas Flannery aspire ? Qu'est-ce qui différencie l'intelligence artificielle de la machine de l'intelligence humaine ? 197 Italo Calvino met en fiction une question posée par les scientifiques fascinés par les capacités des ordinateurs. 198 On peut penser que certaines écritures à contraintes ressemblent à des programmes informatisés que l'on pourrait réaliser : on part donc du principe que tout énoncé résulte d'un changement de règles que l'on peut codifier ? 199 De telles productions semblent vouloir se passer de l'ego. Etre écrivain consisterait alors à poser sa signature au ‘«’ ‘dos d'un parchemin’ ‘ 200 ’ ‘«’ ‘, ’le logiciel valant pour l'œuvre. Curieusement, au centre de la dématérialisation de l'œuvre, resurgit le sujet comme si le lien entre être et faire était indissoluble : pour certains, il est nécessaire de faire -une œuvre- pour prouver son existence, pour d'autres, il suffit d'affirmer son existence. Le problème se déplace donc entre faire et dire : l'acte de parole est performatif. On peut penser que le métier de nègre 201 remplit aujourd'hui la fonction d'intelligence artificielle car il crée pour permettre à une personne d'exister socialement : il serait alors nécessaire de séparer le scripteur de l'écrivain. Seul le scripteur intéresse le lecteur ; l'écrivain est un phénomène social, insignifiant du point de vue du lecteur. Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur, Italo Calvino parle du ‘«’ ‘ghost-writer, écrivain fantôme ’ ‘«’ ‘’qui représente une sorte d'écrivain total capable de trouver pour chaque livre une voix propre. On peut penser qu' Italo Calvino propose une sorte de définition de lui-même dans la mesure où il écrit dix apocryphes. Cet écrivain-fantôme n'a pas d'incarnation qui lui permettrait d'exister socialement, il est un pur scripteur : le vœu d'impersonnalité aboutit à un vœu de désincarnation qui aboutit à un projet d'écriture programmée par ordinateur.

Notes
196.

Gérard Chazal, Symbolisme minimal et combinatoire, p.145

197.

Douglas Hofstadter, op. cit., passim

198.

De nombreuses fictions mettent en rivalité l'intelligence de l'homme et celle la machine pensante.

199.

La revue Formules n°3 propose des écritures à contraintes dont certaines fonctionnent selon les procédures de programmation de logiciels : ainsi les textes d'Eric Sadin.

200.

Berlioz, La damnation de Faust : On peut penser qu'il s'agirait là d'une imposture littéraire visant à gagner une reconnaissance sociale injustement gagnée.

201.

Bruno Tessarech, La machine à écrire : «Je suis un nègre. Quelqu'un qu'on paie pour écrire ce que les autres signent.», p.11