2. Présupposés théoriques

Le concept de mimésis d'où découle l'idéologie de la représentation et de l'expressivité repose sur quelques présupposés théoriques 206  : on postule que le monde existe et qu'il est possible de le connaître, que la langue peut copier le monde réel, en être un analogon, qu'elle est transparente, neutre et seconde par rapport au monde réel et que l'œuvre est la conséquence, le résultat d'un ‘«’ ‘sens institué.’ ‘»’ ‘ 207 ’ ‘’A l'évidence, ces pré-supposés n'ont pas été naïvement admis ; ils ont plus fonctionné comme des codes culturels nécessaires, par réaction aux courants artistiques antérieurs. C'est en ce sens que l'on peut parler d'idéologie. 208

L'idéologie de la représentation et de l'expressivité qui domine au XIXème siècle se fonde sur les représentations culturelles dominantes. Ainsi, lorsque Emile Zola, dans Germinal, décrit la manifestation des mineurs, il s'appuie sur des représentations, des fantasmes, des clichés idéologiques. Soit l'extrait suivant :

‘Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. (Emile Zola, Germinal, p.345)’

La femme est à l'image de la pétroleuse ou de la sorcière telle que la décrit Michelet. C'est elle que l'on retrouve dans le tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple, 1830 : la femme porte-drapeau de la Révolution, débraillée, seins nus, est conforme aux délires érotico-mystiques de l'époque : la madone sado-masochiste, sacrifiée, galvanise les hommes subjugués qu'elle entraîne par-dessus une jonchée de cadavres, dans une orgie meurtrière.

Ainsi la fiction, même lorsqu'elle prétend représenter la réalité selon un idéal de transparence, se construit-elle par référence à des croyances partagées entre le Narrateur et le Narrataire, deux produits du récit. Philippe Hamon 209 parle de ‘«’ ‘code idéologique et rhétorique commun à l'émetteur et au récepteur, donc assurant la lisibilité du message par des références implicites ou explicites à un système de valeurs institutionnalisées (extra-texte) tenant lieu de ’ ‘«’ ‘réel’ ‘»’ ‘.’ ‘»’ ‘’La littérature fait croire qu'elle copie la réalité par ‘«’ ‘un pacte de lecture’». La fiction est un discours marqué par l'idéologie qui la génère.

Guy de Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean, souligne l'impossibilité de représenter la réalité. Alors que la théorie des réalistes se résume par une formule -‘»’ ‘Rien que la vérité et toute la vérité’»- Maupassant montre qu'en fait, les réalistes qui ont le souci de ‘«’ ‘dégager la philosophie de certains faits constants’» privilégient la vraisemblance et non pas la réalité. La vraisemblance est nécessaire pour qu'il y ait un lien entre la représentation donnée et les représentations collectives, lien qui permet l'adhésion du public. Par ailleurs, comme il serait impossible de tout raconter, les réalistes effectuent des choix. C'est pourquoi Maupassant pense que ‘«’ ‘les Réalistes devraient s'appeler plutôt des illusionnistes’ ‘»’ ‘’qui font semblant de croire que la réalité en soi, existe :

‘Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de vérités qu'il y a d'hommes sur la terre (…) chacun de nous se fait simplement une illusion du monde (…) (Maupassant, Pierre et Jean, Préface)’

En ce sens, Gustave Flaubert récuse le terme de réaliste qu'on lui attribue et remet en cause une littérature du sens. Incompris, car rompant avec l'idéologie de son époque, il n'a cessé d'expliquer sa poétique :

‘Je voudrais faire des livres où il n'y eût qu'à écrire des phrases (…) (à L. Colet, 25 juin 1853) cité par Gisèle Séginger, Flaubert Une éthique de l'art pur, p.17)’

Le sujet lui importe peu -‘»’ ‘Yvetot donc vaut Constantinople’»-, l'essentiel étant le travail sur la langue, sur la composition. L'œuvre est conçue comme une ‘«’ ‘symphonie’ ‘»’ ‘’ 210 c'est-à-dire que l'accent est mis sur la structure du texte et non sur le contenu, l'intrigue. D'où le gueuloir : sous la mimésis, la musique. Il s'agit de se débarrasser de la mimésis pour sortir de l'idéologie.

‘Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau. Je crois que l'Avenir de l'Art est dans ces voies.»( Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852 cité par Gisèle Séginger, Flaubert Une éthique de l'art pur,, p.106)’

Gustave Flaubert conçoit donc une œuvre narrative débarrassée, autant que possible, de la mimésis. De ce fait, il invalide la séparation traditionnelle entre le vers et la prose : son écriture narrative exige autant de rigueur que le vers et il essaie de saturer l'espace de la fiction de structures, comme l'est, d'une autre manière Sonnet en X de Mallarmé. A défaut de pouvoir écrire ce ‘«’ ‘livre sur rien’», Gustave Flaubert tente de motiver le contenu romanesque par la forme de son œuvre. On sait que l'objectif essentiel que vise Gustave Flaubert est ce qu'on appelle traditionnellement le style, même si la mimésis reste présente. On peut penser que cette expérience renvoie à la croyance selon laquelle la forme est pure de tout ancrage idéologique.

Par conséquent, ce qui caractérise la fiction n'est pas sa fonction expressive ou représentative, mais le travail sur les mots -c'est-à-dire sur la matérialité de la langue- dont la finalité n'est ni l'expression, ni la communication. L'écriture poétique est un travail d'agencement : il s'agit de construire, dans la prose, des structures comparables à celles de la poésie. Dans Nouveaux problèmes du roman, (p.37), Jean Ricardou a montré, à propos de la description de la casquette de Charles Bovary que Gustave Flaubert mettait en question le fonctionnement traditionnel du récit par les mots. En effet, la description de la casquette ou la description de la pièce montée renvoient à la description du fonctionnement du texte lui-même. Cette autoreprésentation mine le fonctionnement traditionnel du récit dans la mesure où ce sont les contraintes structurelles qui génèrent la fiction. Le ‘«’ ‘livre sur rien’» est une recherche pour abolir le hasard de la prose et rendre les mots nécessaires.

Si dans la seconde moitié du XIXème siècle, en réaction à l'art pour l'art, la tradition mimétique s'est renforcée 211 et, d'un point de vue politique, cela correspond à une sommation à ne pas s'abstraire de l'Histoire, 212 Gustave Flaubert se situe à rebours de ce courant puisqu'il déplace l'intérêt du contenu de l'œuvre sur les procédés d'écriture mis en œuvre. C'est pourquoi les nouveaux-romanciers se situent dans sa lignée. 213 Cependant, si différents courants littéraires ont été -ou restent- fidèles à l'idéologie de la représentation 214 , il semble qu'une rupture épistémologique ait eu lieu au XXème siècle et que la recherche théorique ait reposé la problématique de la représentation en radicalisant les positions. En effet, les réponses apportées à un moment de l'Histoire ne peuvent être satisfaisantes que dans la mesure où elles permettent de renouveler le questionnement. Au XXème siècle donc, la problématique de la représentation et de l'expressivité est reposée, mais orientée vers le fait en soi, de représenter.

Au départ peut-être, l'idée que le monde réel n'existe pas en dehors d'une conscience organisatrice ; par conséquent, il ne peut y avoir de représentation objective d'une réalité qui existerait en soi. L'idée est qu'aucune représentation de la réalité ne peut être valide objectivement. C'est là une radicalisation des positions philosophiques traditionnelles. En effet, dans Monadologie, Leibniz affirme qu'il y a autant de réalités, d'univers que de regards.

‘(…) chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers.
Et comme une même ville regardée de differens côtés paroist toute autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même, que par la multitude infinie de differens univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les differens points de veue de chaque Monade. (Leibniz, Monadologie, p.106 )’

Dans cette conception, Leibniz affirme l'existence a priori de l'univers, même s'il postule l'impossibilité d'en obtenir une image objective. A l'heure actuelle, on peut expliquer que la réalité n'est pas connue à partir de ses propriétés objectives, mais qu'elle est construite à partir d'une conscience théorique active, qui adopte une certaine manière de rechercher la réalité. En conséquence, toute recherche théorique doit au préalable s'interroger sur son cadre de recherche. Ainsi, comme le souligne Ernst Von Glaserfeld, les théoriciens de la physique contemporaine ‘«’ ‘doivent se demander de plus en plus fréquemment s'ils découvrent vraiment des lois de la nature, ou si plutôt la préparation sophistiquée de leurs observations contraint la nature à se soumettre au cadre d'une hypothèse préconçue.’ ‘»’ ‘’ ‘ 215

Le risque d'une telle radicalisation est un enfermement solipsiste ; néanmoins tout être doté d'une conscience critique se rend compte qu'il existe, parmi d'autres. En conséquence, toute connaissance est relative, c'est-à-dire qu'elle s'établit par rapport à un ensemble d'êtres vivant -ou non- dans une communauté théorique.

‘(…) (les habitants de la Terre comme ceux de Vénus peuvent affirmer être au centre de l'univers, mais leur affirmation s'effondrera s'il arrive qu'ils se rencontrent), le point de vue solipsiste devient intenable dès que je trouve à côté de moi un être vivant autonome. (Heinz Von Foerster, L'invention de la réalité, p.67)’
Notes
206.

Philippe Hamon, Un discours contraint,, p.132

207.

Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman

208.

Une idéologie est «un ensemble d'idées propres à un groupe, à une époque et traduisant une situation historique». (Larousse)

209.

Philippe Hamon, Un discours contraint, p.129

210.

Gisèle Séginger, Flaubert Une éthique de l'art pur, p. 47

211.

C'est également en ce sens que l'on peut comprendre le réalisme socialiste du XXème siècle.

212.

H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception

213.

Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman

Nathalie Sarraute, Flaubert précurseur

214.

Dans Mimésis, Auerbach illustre cette tradition.

215.

Ernst Von Glaserfeld, L'invention de la réalité, p.40