Chapitre 2 : La construction d'une construction

Les pratiques réflexives de la fiction vont montrer que les conséquences d'une position constructiviste sont considérables en ce qui concerne la théorie littéraire. Si le monde réel n'existe pas en dehors d'une conscience organisatrice, la fiction -reflet du monde réel- ne peut être qu'une construction au second degré. A partir du moment où l'écrivain témoigne du fait que le langage est entré dans l'ère du soupçon, il est logique qu'il problématise son rapport à la littérature elle-même, et en particulier son rapport à la fiction narrative. Dans La réflexivité en littérature 216 , Rolf Breuer ajoute :

‘Si le monde que présente la littérature est par définition déjà fictif, et si de plus, selon la théorie constructiviste, le monde «réel» est aussi inventé, alors la réalité qu' invente la littérature est doublement fictive. (Rolf Breuer, La réflexivité en littérature, p.162)’

Au XXème siècle, il est des œuvres qui mettent en cause l'idéologie de la représentation et de l'expressivité en montrant explicitement qu'elles construisent la réalité et en montrant comment elles la construisent : l'accent est donc mis sur la construction -celui qui écrit-, sur les processus de construction -l'écriture- mais aussi sur l'observateur de cette construction au second degré -le lecteur qui, en tant que conscience critique, construit son objet- et les processus de construction -la lecture-. De telles œuvres sont épistémologiques et réflexives : elles se décrivent en train de construire la réalité. L'écriture-lecture est un processus soumis aux lois paradoxales de la circularité. Certes, la littérature réflexive est antérieure au XXème siècle et on pourrait en retracer l'histoire ; cependant, ce n'est qu'en ce siècle que la problématique se généralise et intéresse les chercheurs. D'un point de vue philosophique, on peut penser que de telles œuvres correspondent à une expérience du monde largement partagée et à une exigence de lucidité. D'un point de vue poétique, on peut penser que la problématique soulevée est considérée comme la finalité essentielle de l'art contemporain et comme la possibilité de nouvelles formes de création. C'est pourquoi de telles œuvres sont en synchronisation avec d'autres productions artistiques contemporaines : les problèmes soulevés en littérature se posent également en arts plastiques, en musique…Mains dessinant de Mauritz Cornélius Escher est une variation sur la représentation de la réflexivité. Sur cette lithographie, on voit une main droite -celle du dessinateur- qui dessine une main gauche -objet dessiné- et une main gauche -celle du dessinateur- qui dessine une main droite -objet dessiné‑ : comme le souligne Douglas Hofstadter 217 , l'impression d'étrangeté résulte du fait que des niveaux hiérarchiques -ici, le sujet dessinant et l'objet dessiné- se recouvrent l'un sur l'autre. La réflexivité est exhibée dans la mesure où les mains sortent de l'espace de la feuille, ce qui laisse supposer un découpage topologique d'un autre niveau -celui où apparaît la signature de Mauritz Cornélius Escher- et un dessinateur -Mauritz Cornélius Escher- d'un niveau supérieur. 218 D'un point de vue pédagogique, on peut émettre l'hypothèse selon laquelle de telles œuvres, réflexives, peuvent être des outils de formation professionnelle dans la mesure où elles préservent un espace inviolable, extérieur à la fiction, à moins de considérer chacun comme un être de fiction.

Par ailleurs, on peut penser que la démocratisation de la culture s'accompagne d'une contestation des valeurs, jusque là partagées par la classe dominante et imposées aux autres classes sociales. De ce fait, l'idéologie de la représentation, contestée, est mise en question, ce qui génère de nouvelles pratiques poétiques, parmi lesquelles les pratiques réflexives, qui vont relativiser toutes les formes culturelles dominantes. L'une des conséquences de cette contestation des valeurs est la croyance selon laquelle chaque individu est potentiellement capable de créer un univers poétique.

Marcel Proust met en question la représentation du réel : A la Recherche du temps perdu est un roman qui se réfléchit sur lui-même pour réfléchir sur la capacité du roman à représenter le réel. La peinture permet au narrateur de comprendre que la vérité de l'art n'est pas dans la réalité, mais dans l‘'’ ‘«’ ‘essence particulière’» de chaque œuvre. Dans ce roman, les images du monde sont révélées, recréées dans la chambre noire par le travail de la pensée : le roman est la mise à jour du monde intérieur du romancier. Le sujet est donc, chez Marcel Proust, la seule réalité :

‘Je m'apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire.’

Ce qui est enfoui en chacun, ce sont les signes de la réalité ; et l'écriture est une relecture indéfinie de ces signes. La création -qu'il s'agisse de musique (Vinteuil), de peinture (Elstir) ou de littérature (Bergotte)- est un processus d'accession à la singularité et à la différence. ‘«’ ‘ La vraie vie, c'est la littérature’» parce que la création permet à chacun d'échapper aux lieux communs, aux similitudes, pour accéder, par une expérience subjective de la réalité à ce qu'il y a de plus singulier en lui, soit l'anormalité. En conséquence, l'art est une discipline qui mène à la vie ; elle permet au sujet de créer son moi profond en créant son œuvre. Comme le fait remarquer Serge Gaubert, 219 ‘«’ ‘tout homme est -au moins en puissance- ’ ‘«’ ‘génial’ ‘»’ ‘ si bien qu'en un sens la notion de génie perd toute signification ; et aussi celle d'œuvre. Etre ’ ‘«’ ‘génial’ ‘»’ ‘ c'est tout simplement être soi-même.’ ‘»’

La fiction proposée par Marcel Proust cherche à prouver que le sujet reconstruit la réalité à partir de ce qu'il est lui-même. Il y a un entremêlement entre le sujet et l'œuvre : le sujet crée un objet et l'acte de création lui permet de trouver le créateur qu'il est. Les pratiques réflexives de la fiction peuvent apparaître comme des propositions faites au lecteur pour qu'il devienne créateur.

Notes
216.

L'article se trouve dans L'invention de la réalité, p.162

217.

Douglas Hofstadter, op. cit., p.779

218.

Cette notion de niveau supérieur renvoie, bien entendu, à la notion de Hiérarchie Enchevêtrée présentée par Douglas Hofstadter, op. cit., passim

219.

Serge Gaubert, Proust ou le roman de la différence, p.286