1. Le miroir : un outil

Une fois admise l'idéologie de la représentation, il est nécessaire d'analyser son fonctionnement. L'idéologie de la représentation et de l'expression présuppose que le monde est une réalité perceptive : l'art mimétique est un art rétinien. En ce sens, l'écrivain est celui qui observe le monde.

Dans A la recherche du temps perdu, (I, 327) le narrateur rencontre ‘«’ ‘un romancier mondain qui venait d'installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse’ ‘»’ ‘’et qui passe son temps à observer ; ce qui, selon Marcel Proust, est un contresens car la seule réalité est celle qui gît au fond de chacun.

Dans Paludes d'André Gide, le narrateur, accompagné d'Angèle, effectue un petit voyage, pendant lequel il rédige une phrase :

‘Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l'on voyait les chenilles processionnaires -qu'au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes. (André Gide, Paludes, p.125)’

Lorsque le narrateur lit cette phrase à Angèle, celle-ci se récrie qu'elle n'a pas vu les calosomes, montrant ainsi qu'elle n'a pas compris que le texte de fiction crée son propre contexte et qu'il n'y a pas, par conséquent, à le soumettre à l'épreuve du vrai. Elle n'a pas perçu que le contenu référentiel découlait d'agencements entre les mots.

Dans le prolongement de l'œil, les instruments d'optique permettent à l'artiste d'observer le monde, d'organiser ou de modifier sa vision. Parmi les instruments permettant de refléter le monde, il en est un qui jouit d'un statut privilégié, c'est le miroir. Dans l'histoire littéraire, le terme de ‘«’ ‘miroir’» a connu une telle fortune qu'il a envahi le champ de la critique littéraire, s'est imposé à l'attention du grand public et s'est insinué dans le vocabulaire de chacun. Malgré l'accord tacite qui semble régner à son sujet, force est de constater qu'il revêt des acceptions si diverses qu'il est nécessaire de réfléchir à sa pseudo-évidence.

D'un point de vue étymologique, en hébreu, les termes de ‘«’ ‘miroir’» et de ‘«’ ‘vision’» sont désignés par la même chaîne consonantique : seules les voyelles que l'on rajoute à la lecture permettent de décider du sens. Or, comme le fait remarque Jurgis Baltrusaitis, 220 ‘«’ ‘le miroir est toujours un prodige où la réalité et l'illusion se côtoient et se confondent’». (p.281) Régi par les lois physiques de la géométrie et des paradoxes mathématiques, le miroir, de par son ambivalence, est porteur d'une richesse symbolique propre à susciter toutes les métaphores. Instrument d'optique, il est l'outil traditionnel du peintre qui lui permet de vérifier l'exactitude picturale. Alberti 221 fait remarquer que les miroirs compensent les manques de la peinture : ‘«’ ‘(…)le miroir sera un très bon juge. Je ne sais pourquoi les choses peintes exemptes de défaut sont gracieuses dans le miroir. Ce qui est emprunté à la nature doit donc être corrigé par le jugement du miroir.’ ‘»’ ‘’C'est parfois même un outil obligé : en effet, comment peindre son propre visage si ce n'est à travers l'image reflétée dans un miroir ? Cependant, le reflet dans le miroir n'existe que pour le spectateur 222  ; c'est un leurre, un simulacre qui montre une chose là où précisément elle n'est pas. Traditionnellement utilisé par les peintres comme un outil de représentation permettant une exactitude picturale, le miroir va permettre aux peintres de la Renaissance d'élaborer un système théorique démontrant le fonctionnement de la perspective à l'aide des règles de proportionnalité. 223 L'exactitude picturale permise par le miroir est une tricherie : le miroir reproduit, mais en inversant l'image. Le peintre, lui aussi, triche en ce qu'il représente sur une surface plane un univers tridimensionnel.

Ainsi, le miroir, emblème de l'exactitude est aussi celui de la tricherie et de l'art du peintre, son ambiguïté en fait un constant sujet d'étonnement au point d'être un point de mire du tableau. Les peintres vont s'intéresser au miroir lui-même comme dispositif de réflexivité. Ainsi, dans Portrait des époux Arnolfini, 1434, de Jan van Eyck, un miroir bombé est représenté sur le mur du fond, derrière les époux ; ce dispositif permet de percevoir une partie de l'espace qui échappe au regard des spectateurs, parmi lesquels se trouve le peintre. Par ailleurs, une inscription latine se trouve au-dessus du miroir -‘»’ ‘ Johannes de eyck fuit hic’»- qui permet de penser que l'un des spectateurs reflétés dans le miroir est le peintre lui-même. Cependant cette interprétation pose problème car la formulation en latin est ambiguë 224  : soit l'on pense que le peintre est l'homme qui se marie ; soit l'on pense que le peintre est témoin du mariage.

Le miroir a souvent été utilisé pour résoudre l'incompatibilité qui existe entre la fonction du peintre et celle du modèle ; dans la réalisation des autoportraits, le miroir oblige à certaines corrections : ainsi en est-il de la position de la main qui tient le pinceau. Dans Mains se dessinant, Mauritz Cornelius Escher représente deux mains se dessinant l'une l'autre, de manière à former une boucle. Chacune déborde l'espace de la page comme si ni l'une ni l'autre ne faisaient partie du dessin tout en restant partiellement un objet dessiné : la main dessine et est dessinée, tout à la fois, ce qui est paradoxal et suppose hors-champ une autre main dessinant les deux mains. 225 L'œuvre de Mauritz Cornélius Escher est centrée sur les miroirs. La lithographie Miroir magique, 1946 essaie de montrer ce qui se passe pendant la traversée du miroir. De part et d'autre de celui-ci, il y a deux sphères et des chiens ailés noirs ou blancs qui effectuent le même parcours circulaire en circuit fermé : le chien ailé apparaît progressivement dans le miroir, puis se dédouble avant de disparaître dans le miroir. La lithographie Main tenant un miroir sphérique, 1935 renvoie à une interrogation de Mauritz Cornélius Escher sur les principes de réflexion sur une surface convexe. Toute son œuvre repose sur des phénomènes d'illusion optique régis par des principes de construction extrêmement rigoureux obéissant à des lois mathématiques.

C'est en partie parce qu'il présente une ambivalence symbolique dans son rapport à la réalité que le miroir est devenu la métaphore du livre. 226 Au Moyen Age, le miroir est même un genre littéraire, point de rencontre entre une conception philosophique et une structure littéraire : en effet, de tels livres devaient permettre aux lecteurs de se corriger par l'enseignement qu'ils véhiculaient. Les miroirs étaient donc des instruments de lucidité, de connaissance. Il existe une tradition d'ouvrages 227 édifiants caractérisés par le fait de porter le mot ‘«’ ‘miroir’» en guise de titre. 228 Il y aurait donc un rapport entre le miroir et l'accès à la connaissance car le miroir permet une inversion des points de vue. Comme le souligne Mark A. Wheeler, 229 ‘«’ ‘le stade du miroir annonce aussi l'usage des pronoms personnels (je, moi, tu…). Lequel suppose une inversion du point de vue : il traduit la conscience de soi comme sujet et comme objet dans le monde, et l'appréciation d'une différence entre soi et les autres.’ ‘»’ ‘’Les œuvres ainsi désignées par la métaphore du miroir évoluent de telle sorte qu'elles deviennent le point d'ancrage d'une vision du monde -le reflet offre une vérité épurée du monde- et une forme littéraire particulière. Ces œuvres-miroirs -specula- étaient des ouvrages pieux et édifiants qui servaient de manuels d'éducation. Le miroir permet une connaissance de soi et du monde.

Le miroir désigne donc des phénomènes optiques, mais aussi des élaborations intellectuelles : la réflexion est donc double. Comme le souligne Jurgis Baltrusaitis 230 , ‘«’ ‘allégorie de la vision exacte, le miroir l'est également de la pensée profonde et du travail de l'esprit examinant les données du problème. ’ ‘«’ ‘Reflectere’ ‘»’ ‘ ne signifie-t-il pas ’ ‘«’ ‘renvoyer en arrière’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘refléter’ ‘»’ ‘ et ’ ‘«’ ‘réfléchir-méditer’ ‘»’ ‘ ? (p.9)’

En ce qui concerne la connaissance du sujet, Lacan réinvestit la métaphore du miroir et développe la notion de stade du miroir pour expliquer que la perception de l'image de soi dans un miroir permet l'élaboration du sujet et du langage. L'identification s'effectue par la médiation du miroir mais la découverte de son image dans un miroir n'est pas sans risque. Narcisse se perd en son miroir. Il cherche dans le miroir une (re)connaissance de soi. Mais cette quête est vouée à l'échec car la reconnaissance du sujet ne peut être faite que par autrui. C'est par la parole d'un tiers que le sujet peut échapper au piège du miroir. Narcisse meurt aussi par la parole d'Echo : celle-ci, trop bavarde, a été condamnée par Junon à répéter les dernières paroles qu'elle entend. Echo répète les paroles de Narcisse et ne peut donc lui permettre de sortir de son image. La parole réflexive d'Echo ne permet pas de faire des différences à partir desquelles le sujet peut se structurer et ne pas rester sidéré par sa propre image. Les miroirs parlent pour permettre au sujet de sortir de la fascination de soi. 231

Notes
220.

Jurgis Baltrusaitis, Essai sur une légende scientifique Le miroir

221.

cité par Soko Phay-Vakalis, Le miroir dans l'art de Manet à Richter p.31

222.

Les très jeunes enfants n'ont pas connaissance de cet aspect et lorsqu'ils se regardent dans un miroir, ils cherchent à montrer aux autres leur propre image comme si celle-ci restait imprimée. (observation faite en maternelle)

223.

Soko Phay-Vakalis, Le miroir dans l'art, de Manet à Richter

224.

Pierre-Michel Bertrand, Le portrait de Van Eyck

225.

Douglas Hofstadter, op. cit. p.776

226.

Einar Màr Jonsson, Le miroir Naissance d'un genre littéraire

227.

Dans les contes aussi, les miroirs parlent : ainsi dans Blanche-Neige, la marâtre interroge-t-elle son miroir pour savoir si elle est toujours la plus belle. On constate que le miroir intervient dans le rapport au désir de l'autre : la marâtre veut rester la plus belle, elle refuse de vieillir et devient jalouse de Blanche-Neige ; pareillement, la relation entre Echo et Narcisse est une relation où intervient le désir. Apparaît ainsi une triade : le désir, le miroir, la parole.

228.

Einar Màr Jonsson, op. cit.

229.

Marc A. Wheeler, Les surprises de la mémoire infantile, p.16

230.

Jurgis Baltrusaitis, op. cit.

231.

Dans les contes, les miroirs parlent . Ainsi, dans Blanche-Neige, la marâtre interroge-t-elle son miroir pour savoir si elle est toujours la plus belle et celui-ci l'invite à tourner ses regards vers Blanche-Neige. On constate que le miroir intervient dans le rapport au désir de l'autre : la marâtre refuse de vieillir et devient jalouse de Blanche-Neige qu'elle perçoit comme une rivale. C'est parce qu'elle n'accepte pas l'image de Blanche-Neige devenue femme que la marâtre meurt. Comme Narcisse, la marâtre reste bloquée sur une image d'elle-même. Dans le mythe de Narcisse, la nymphe Echo a été punie par Junon pour avoir détourné son regard de son mari volage.