Pascal Quignard

Le miroir en lui-même peut être un piège. Dans Rhétorique spéculative, Pascal Quignard 232 raconte l'histoire d'un bonze et d'un juge. Condamné à l'exil pour avoir commis un crime, le bonze est confié à un garde. Sur le chemin qui les conduit à la frontière, les deux hommes s'arrêtent.

‘Ses mains et son cou étant entravés, le bonze demanda au garde s'il pouvait dénouer la bourse qu'il avait à sa ceinture tant il avait soif et parce qu'il souhaitait lui offrir à boire en même temps qu'il boirait lui-même. ( Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, p.148)’

Le garde boit, au point de s'endormir, terrassé par l'ivresse. Alors le bonze effectue une manipulation des signes :

‘Il déshabille entièrement le gardien du tribunal. Il change ses habits contre les siens. Il rase la tête du garde. Il lui passe la cangue, dont il ferme le verrou avec la clef. ( Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, p.149)’

Après la fuite du bonze, le garde se réveille et voit l'aubergiste effrayé :

‘Il se souvint soudain du prisonnier dont le juge du tribunal lui avait confié la garde.
Il cherche le bonze partout dans la salle. Il passe devant un miroir. Il aperçoit son propre reflet. Il s'en approche. Il regarde avec attention le miroir de bronze qui répercute la silhouette de son visage. Il voit le crâne nu. Il voit la cangue. Il dit : «Si le bonze est toujours ici, où suis-je donc ?» ( Pascal Quignard,Rhétorique spéculative, p.150)’

Le bonze ne se reconnaît pas dans l'image que le miroir muet lui renvoie ; il n'y a pas coïncidence entre ce que le bonze croit être et ce que le miroir lui dit qu'il est. Dupe de ce qu'il voit -le corps étant plus fort que l'esprit­- le bonze doute de lui-même et son identité vacille. Le miroir déconstruit le système perceptif qui permet à l'individu de se percevoir et déstabilise les certitudes du spectateur obligé de s'arrêter sur cette image méconnaissable qui provoque l'étonnement. 233 L'apparence contredit l'identité : le miroir renvoie au regard implacable de la société -ici, l'aubergiste effrayé- qui réduit les individus à des apparences. 234

Notes
232.

Pascal Quignard, Rhétorique spéculative

233.

En latin , le verbe s'étonner est traduit par le verbe «mirari».

234.

L'habit , pourrait-on dire, fait le moine et le «look» recherché correspondrait à une recherche d'identité : être tel que l'on apparaît. En ce sens, on peut comprendre l'importance apportée au corps et toutes les interventions dont il fait l'objet.