Amélie Nothomb

Dans Mercure d'Amélie Nothomb, une jeune fille, Hazel, vit dans la certitude qu'elle a été défigurée lors d'un bombardement ; en effet, intriguée par l'absence de miroirs autour d'elle, elle avait questionné son tuteur et avait découvert son visage difforme reflété dans un miroir. Elle n'apprendra jamais qu'il s'agissait d'un miroir déformant que son tuteur avait fait réaliser afin de garder la jeune fille pour lui seul et la priver de tout désir. Ce roman proposerait donc comme hypothèse qu'une personne privée de son reflet est à la merci du désir de quelqu'un d'autre, mais est toujours privée de désir, donc coupée d'elle-même et privée de toute existence.

On peut donc penser que la fiction problématise la relation qui se construit entre le sujet et le miroir. Si le franchissement du passage par le miroir est une nécessité, il faut considérer cette traversée comme une épreuve où l'individu peut se perdre. Pour l'enfant, le stade du miroir correspond au moment où l'enfant est capable de comprendre que l'image qu'il perçoit dans le miroir est la sienne. C'est également à ce stade que l'enfant utilise à bon escient les pronoms personnels, ce qui suppose une capacité à inverser les pronoms et à se considérer comme un sujet -il utilise le pronom «je»- et comme un objet par rapport aux autres -il utilise le pronom «il»- trouvant ainsi sa place dans le monde. Il peut aussi commencer à situer les événements passés et se projeter dans l'avenir. Le stade du miroir est lié au développement de la mémoire, nécessaire à toute acquisition.

Le miroir, objet symbolique de la conscience critique -du peintre ou de l'écrivain- permet de questionner le rapport entre l' acte créateur et le monde. A partir de l'idée selon laquelle la peinture réfléchit le monde, le miroir va être choisi comme emblème de l'art. Comme il y a toujours un décalage entre la réalité et le reflet, des artistes vont s'efforcer de le montrer avec insistance. Par conséquent, le miroir va devenir l'outil de la ‘«’ ‘métapeinture’ ‘»’ ‘.’ ‘ 235 ’ ‘’L'œuvre, même si elle continue à représenter le monde, pose les problèmes qui la constituent. Ainsi, dans Un bar aux folies bergères, Manet met en évidence le décalage entre l'objet et le reflet dans le miroir qui est derrière le comptoir : par exemple, le dos de la serveuse est visible dans sa totalité, ce qui est contraire aux lois de réfraction. Cet écart, perceptible par le spectateur, vise à souligner la trace laissée par le peintre et à désigner le tableau en tant que surface enduite de peinture. Il s'agit de montrer les problèmes posés par la représentation ; cette autoréférentialité est soulignée par la présence du miroir qui devient machine productrice d'images et point de mire à partir duquel s'organise le tableau.

Par écarts ou déformations, les œuvres réflexives vont modifier la conception représentative de l'art. Ainsi, dans Le Rouge et le Noir, (chapitre XIII) Stendhal donne, dans une épigraphe qui est une citation de Saint-Réal, sa conception du roman :

‘«Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long du chemin.»’

Il s'agit pour le romancier d'établir une correspondance entre l'œuvre et la réalité : le roman est le lieu de réfraction du monde. Stendhal adopte la démarche du ‘«’ ‘promeneur’ ‘»’ ‘’qui, par son déplacement, propose un reflet organisé du monde : il n'y a pas de représentation sans conscience organisatrice et le souhait du créateur est de montrer la trace laissée par le créateur :

‘Tout ouvrage d'art est un beau mensonge ; tous ceux qui ont écrit le savent bien (…) Jusqu'à quel point faut-il déguiser la nature pour plaire au lecteur ? Telle est la grande question. (Stendhal) 236

Ce qui intéresse Stendhal, c'est de poser les problèmes d'écriture tels qu'ils se posent à l'écrivain. Il est nécessaire de constater que le miroir dont parle Stendhal est mobile et le point de mire est limité à la vision de celui qui tient le miroir. Le roman stendhalien est ainsi comparable au tableau de Holbein, Les Ambassadeurs, 1533 puisque d'emblée, il pose l'incertitude sur ce qui est vu. En effet, le tableau d'Holbein montre un dallage de marbre où se trouve l'anamorphose d'un crâne -memento mori-, qui n'est visible que si on le regarde différemment du reste du tableau. Curieusement isolé des autres objets qui sont des emblèmes de l'accès à la connaissance, le crâne oblige le spectateur à regarder le tableau en deux fois, selon deux perspectives différentes, ce qui ne peut se faire que par un déplacement. En ce dispositif optique, l'emblème de la mort qui régit le sens du tableau n'est pas dissimulé ; il est visible mais il n'est déchiffrable par le spectateur que si celui-ci se déplace. Le tableau se regarde donc, à la fois, de face et de biais ; ce qui suppose un spectateur toujours en mouvement. De même, Stendhal invite le lecteur à une mobilité constante car il y a autant de réalités, d'univers que de regards. C'est une conception proche de Leibniz : chaque monade renvoie, ainsi qu'un miroir, une image -partielle et partiale- de l'univers, lequel est multiplié en autant de miroirs.

En montrant le miroir, Stendhal invite le lecteur à changer de place pour mesurer l'effet du miroir. En ce sens, le miroir est la métaphore de la fiction elle-même qui opère un déplacement de la problématique de l'idéologie de la représentation : en conséquence, l'intérêt de l'œuvre se déplace de l'image reflétée aux dispositifs réflexifs mis en œuvre. Le miroir de la fiction réflexive est anamorphoseur.

On peut penser que ce détournement est un moyen de maintenir en suspens le questionnement sur la littérature : à défaut de pouvoir dire ce qu'est la littérature et à défaut de pouvoir trouver un sens à la réalité, il est nécessaire de dévoiler les dispositifs réflexifs qui permettent de construire d'autres mondes possibles qui s'emboîtent dans la réalité. Au XXème siècle, le miroir, ajoutant à ses propriétés celles du verre, 237 connaît une extension considérable. Cocteau a formulé de façon percutante cette problématisation en affirmant que ‘«’ ‘Les miroirs devraient bien réfléchir un peu avant de réfléchir’». Il semblerait qu'après avoir été l'emblème de la fonction représentative de l'art, le miroir soit devenu l'emblème de la réflexivité. Au XXème siècle, des écrivains choisissent de montrer que la littérature est une description d'une construction de la réalité : la littérature est son propre référent. 238 On peut penser que de telles œuvres visent à éduquer le lecteur en maintenant en suspens la question de l'art.

Notes
235.

Soko Phay-Vakalis, Le miroir dans l'art de Manet à Richter, p. 47

236.

Stendhal cité par Pierre Glaudes, La rreprésentation dans la littérature et les arts

237.

Le verre renvoie à la notion de transparence et le miroir à la notion de réflexion ; si le verre peut symboliser une relation idéale de transparence au monde, il est aussi l'obstacle qui maintient les choses et les êtres à distance : Proust présente Balbec comme le lieu de l'enfermement. Ce qui différencie également le verre du miroir, c'est la présence ou l'absence du sujet. Le miroir est toujours lié à un sujet. En psychanalyse, le stade du miroir est une période caractérisée par le développement de la personne.

238.

En fait, le phénomène est plus général et concerne toutes les pratiques artistiques. Si la réflexivité est une constante dans l'histoire de l'art -peinture, littérature, musique…-il semble qu'au XXème siècle, cela devienne une constante au point d'être un critère «interne» pour désigner l'œuvre d'art.