2. La mise en abyme : un dispositif catoptrique métatextuel

Il est d'usage de faire référence au concept de mise en abyme lorsqu'on aborde le thème du miroir ; l'un et l'autre termes ont souvent été assimilés par la critique contemporaine. Pourtant, on peut s'interroger sur la légitimité de cette équivalence. A l'origine de la concurrence entre les registres métaphoriques du miroir et du blason, se trouve un texte d'André Gide dans lequel l'écrivain tente d'expliquer le projet qu'il s'était fixé en écrivant La Tentative amoureuse :

‘J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metzys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l'intérieur de la pièce où se joue la scène peinte. Ainsi, dans les tableaux des Ménines de Vélasquez (mais un peu différemment). (André Gide, Journal) 239

Les exemples picturaux cités par André Gide ont, tous, la particularité de représenter un miroir comme objet ; ce qui a pu, dans une certaine mesure engendrer l'assimilation entre le blason et le miroir. Ainsi Claude-Edmonde Magny 240 qui, partant d'une comparaison mathématique -le critère de Bolzano-Weiestrass- et aboutissant à la métaphore héraldique, évoque la métaphore optique :

‘Sans vouloir pousser trop loin la comparaison mathématique, il est facile de voir intuitivement quelle infinité de miroirs parallèles, quel «espace du dedans» ce procédé introduit au sein même de l'œuvre (c'est par des jeux de glace analogues que les décorateurs agrandissent de l'intérieur les pièces trop exiguës) -avec quelle attirance, quel vertige métaphysique nous nous penchons sur cet univers de reflets qui s'ouvre brusquement à nos pieds ; bref quelle illusion de mystère et de profondeur produisent nécessairement ces histoires dont la structure est ainsi «en abyme» du mot si heureusement choisi par les héraldistes.’

La mise en abyme est la modalité la plus vulgarisée de la réflexivité. 241 Les références picturales d'André Gide illustrent le fait qu'un miroir convexe permet de déplacer le point de vue et de révéler ce qui est ordinairement occulté du champ de vision. La métaphore héraldique intéresse André Gide en ce quelle est ‘«’ ‘une tentative d'approcher une structure dont il est possible d'offrir la définition suivante : est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'œuvre qui la contient.’ ‘»’ ‘’ ‘ 242 ’ ‘’Dans les exemples picturaux cités par André Gide, les mises en abyme consistent à intégrer dans le tableau ce qui échappe au regard. Comme le souligne Lucien Dällenbach, 243 c'est la raison pour laquelle André Gide précise sa définition de l'œuvre d'art par des exemples littéraires :

‘Enfin, en littérature, dans Hamlet, la scène de la comédie ; et ailleurs dans bien d'autres pièces. Dans Wilhelm Meister, les scènes de marionnettes ou de fête au château. Dans La chute de la Maison Usher, la lecture que l'on fait à Roderick, etc. Aucun de ces exemples n'est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui dirait mieux ce que j'ai voulu dans mes Cahiers, dans mon Narcisse et dans La Tentative, c'est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second «en abyme». (André Gide, Journal) 244

En fait, comme l'analyse Lucien Dällenbach, ce que André Gide veut mettre en évidence, c'est ‘«’ ‘la construction mutuelle de l'écrivain et de l'écrit’ ‘»’ ‘.’ ‘ 245 ’ ‘’Les exemples picturaux, comme les exemples littéraires, sont récusés par André Gide car ils ne traduisent qu'imparfaitement cette réciprocité qu'il recherche entre ‘«’ ‘le sujet agissant’» et la ‘«’ ‘chose rétroagissante’» :

‘J'ai voulu indiquer, dans cette Tentative amoureuse, l'influence du livre sur celui qui l'écrit, et pendant cette écriture même. (…) Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant. C'est cette réciprocité que j'ai voulu indiquer ; non plus dans les rapports avec les autres, mais avec soi-même. Le sujet agissant, c'est soi ; la chose rétroagissante, c'est un sujet qu'on imagine. C'est donc une méthode d'action sur soi-même, indirecte, que j'ai donnée là ; et c'est tout simplement un conte.»( André Gide, Journal ) 246

André Gide écrit devant une glace et se regarde écrire :

‘J'écris sur ce petit meuble d'Anna Shackleton qui, rue de Commailles, se trouvait dans ma chambre. C'était là que je travaillais ; je l'aimais, parce que dans la double glace du secrétaire, au-dessus de la tablette où j'écrivais, je me voyais écrire ; entre chaque phrase je me regardais ; mon image me parlait, m'écoutait, me tenait compagnie, me maintenait en état de ferveur. (André Gide, Journal) 247

André Gide concentre donc l'intérêt de son œuvre dans les préoccupations relatives à son travail d'écrivain. A propos de Paludes, André Gide note l'action rétroactive de la rédaction du roman :

‘Un tel état d'estrangement (dont je souffrais auprès des miens) m'eût fort bien conduit au suicide, n'était l»échappement que je trouvai à le décrire ironiquement dans Paludes. 248

L'achèvement de Paludes est présenté par André Gide comme une résurrection :

‘Je rapportais à mon retour en France un secret de ressuscité, et connus tout d'abord cette sorte d'angoisse abominable que dut goûter Lazare échappé du tombeau. Plus rien de ce qui m'occupait d'abord ne me paraissait encore important. Comment avais-je pu respirer jusqu'alors dans cette atmosphère étouffée des salons et des cénacles, où l'agitation de chacun remuait un parfum de mort ? (André Gide, Journal) 249

Le principe de rétroaction est également présent dans Les Faux-Monnayeurs : l'écrivain Edouard parle dans son Journal de son projet de roman intitulé Les Faux-Monnayeurs. Mais, du point de vue du lecteur Les Faux-Monnayeurs d'Edouard ne redouble pas le texte de André Gide, puisque dans un cas, le roman est en projet et dans l'autre cas, le roman est réalisé. Et si le journal d'Edouard est considéré comme le miroir en lequel se reflète le roman d'André Gide, ce n'est que sur le mode spéculatif : Edouard théorise quand André Gide réalise ; le principe de rétroaction permet d'insérer dans l'œuvre les principes esthétiques qui la gouvernent. Comme dans la lithographie Exposition d'estampesde Mauritz Cornélius Escher où s'enchevêtrent différents niveaux hiérarchiques -le jeune homme regarde un tableau qui est dans un musée qui est dans une ville qui est dans un tableau-, le texte d'André Gide réalise une boucle étrange 250 : cependant, comme dans Exposition d'estampes, il reste un écart -le trou blanc dans lequel s'inscrit la signature- qui échappe au personnage de fiction -le paratexte- et non au lecteur. Paludes et Les Faux-Monnayeurs montrent donc que la métaphore héraldique intéresse André Gide en ce qu'elle lui permet de nommer un procédé littéraire qui touche à la construction du récit ; mais ce problème de structure -insertion d'un roman dans un roman- ne l'intéresse que dans la mesure où il permet de refléter l'interaction entre le romancier et l'œuvre qu'il accomplit. Ainsi, à partir de ces deux œuvres, on constate qu'au principe de rétroaction prôné par André Gide, correspond une écriture spéculaire. C'est pourquoi Lucien Dällenbach a pu mettre en évidence l'équivalence chez André Gide entre la métaphore spéculaire et la métaphore héraldique 251 : ‘«’ ‘ Bien que André Gide écarte tout d'abord la métaphore spéculaire au profit de la figure héraldique, il en vient par la suite à inverser ses préférences et à nous enjoindre, sinon de substituer purement et simplement la notion de réflexion spéculaire à celle de mise en abyme, du moins d'établir entre les deux termes une relation d'équivalence’ ‘»’ ‘. ’

On peut rattacher la mise en abyme aux dispositifs visant à autonomiser la forme, sans éliminer le sens. Pour reprendre une opposition proposée par Gérard Genette 252 , -‘»’ ‘Est littérature de fiction celle qui s'impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s'impose essentiellement par ses caractéristiques formelles’»-, on peut penser que les fictions présentant des dispositifs catoptriques conjuguent fiction et diction ; de tels dispositifs sont des outils de mémorisation ou d'élucidation de la fiction, ils sont métafictionnels. Comme le font remarquer Didier Soulier et Wladimir Troubetzkoy 253 , les définitions de la notion de métafiction sont très nombreuses car ‘«’ ‘chaque critique propose sa propre glose, voire sa propre périodisation du phénomène’». Cependant, on peut penser que le trait commun à toutes les œuvres métafictionnelles est de créer à la fois une fiction et ‘«’ ‘ un discours sur la création de cette fiction’ ‘»’ ‘ 254 ’ ‘. ’La mise en abyme, telle qu'elle est présentée par André Gide, est un dispositif métafictionnel de redoublement ; on peut penser qu'il y a une relation d'homologie entre les différentes parties afin que le processus d'élucidation soit possible. La mise en abyme est un miroir métafictionnel qui permet d'accéder à la connaissance.

Cette structure d'emboîtement et de concentration est une procédure classique d'appropriation du monde. Comme le souligne Christian Godin 255 , ‘«’ ‘ (…)les scolastiques disposaient de deux locutions pour désigner deux phénomènes qui ont assez de points communs pour être confondus mais aussi suffisamment de différences pour devoir être distingués. La ’ ‘pars pro toto ’ ‘(littéralement ’ ‘«’ ‘la partie pour le tout’ ‘»’ ‘) désigne la partie qui renvoie au tout, la partie qui fait penser au tout, la partie qui symbolise le tout, parce qu'elle en est le fragment ou bien l'image, ou bien encore le simple signe. La ’ ‘pars totalis ’ ‘(littéralement ’ ‘«’ ‘la partie totale’ ‘»’ ‘) désigne, quant à elle, la partie du tout qui possède les mêmes propriétés que lui ; elle est le tout en miniature. (…) Dans l'ordre symbolique, la monade leibnizienne est une ’ ‘pars totalis’ ‘, un roman ou un cosmogramme, une ’ ‘pars pro toto’ ‘. La structure d'emboîtement qui donne une image réduite de la totalité permet de ’ ‘«’ ‘comprendre ce dans quoi l'on est compris’ ‘»’ ‘.’ ‘ 256 ’ ‘’Les courbes fractales, les aimants cassés, les miroirs brisés sont des illustrations communes de ce paradoxe logique selon lequel la partie est égale au tout. En sciences humaines, la notion d'échantillon permet de comprendre la totalité. En biologie, l'ADN résume l'ensemble du génotype humain. En linguistique, le mot contient l'ensemble d'une langue. C'est donc un processus d'accès à la connaissance très commun et l'on peut penser que l'exploitation littéraire de cette structure va dans le même sens. Comme le fait remarquer Christian Godin 257 , ‘«’ ‘l'art, la science, la technique, bref tous les systèmes symboliques de connaissance et de maîtrise du monde procèdent de cette manière. Pour comprendre la totalité, il faut commencer par la réduire - à un signe, un nombre, une image. Condensations extrêmes d'espace et de sens, les symboles permettent à l'être humain d'avoir barre sur les choses au lieu de subir leur infini éparpillement. Ils rendent la totalité accessible.’ ‘»’ ‘’Dans les pratiques réflexives de la fiction, le miroir est un dispositif métafictionnel qui est utilisé pour montrer la construction de la fiction.

Notes
239.

cité par Lucien Dällenbach dans Le récit spéculaire, p.15

240.

Claude-Edmonde Magny, Histoire du roman français depuis 1918

241.

Pierre Brunel, La littérature française aujourd'hui, p.83 : «La «mise en abyme» est devenue «une tarte à la crème» de notre temps, qui s'efforce maintenant de la retrouver partout et toujours.»

242.

Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, p.18

243.

Lucien Dällenbach, op. cit. p.22

244.

cité par Lucien Dällenbach, op. cit., p. 15

245.

Lucien Dällenbach, op. cit., p25

246.

André Gide, Journal 1893 cité par Lucien Dällenbach, op. cit. , p.25

247.

André Gide cité par Lucien Dällenbach, op. cit., p.27

248.

Pléiade p.1472

249.

André Gide, Romans, Pleiade, p.1472

250.

La notion de boucle étrange est empruntée à Douglas Hofstadter, op. cit., passim.

251.

Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, p.51

252.

Gérard Genette, Fiction et diction , p.31

253.

Didier Soulier et Wladimir Toubetzkoy, Littérature comparée, p.267 sq

254.

Didier Soulier et Wladimir Toubetzkoy, op. cit. p.268

255.

Christian Godin, Le tout dans la partie dans Les Cahiers de médiologie n°9 p.180

256.

Christian Godin, op. cit. p.181

257.

Christian Godin, op. cit. p. 184