Jorge Luis Borges

Dans la nouvelle L'Aleph de Jorge Luis Borges, 258 l'un des personnages, Carlos Argentino, révèle à un autre personnage, Borges, la présence d'un Aleph dans la cave d'une maison ; il définit l'Aleph comme ‘«’ ‘l'un des points de l'espace qui contient tous les points’» :

‘- L'Aleph ? (…)
- Oui, le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l'univers, vus de tous les angles.’

Ce microcosme, le ‘«’ ‘multum in parvo’ » contient, entre autres, ‘«’ ‘toutes les images de Beatriz’», la femme aimée. Ce lieu est désigné par une lettre symbolique puisqu'il s'agit de la première lettre de l'alphabet hébreu. Par ailleurs, cette nouvelle clôt le recueil qui porte le même titre comme s'il s'agissait d'inverser l'alpha et l'oméga, le début et la fin, le contenu et le contenant. Jorge Luis Borges -le personnage a le même nom que l'auteur comme s'il s'agissait d'indifférencier deux niveaux- descend donc dans la cave et voit l'Aleph :

‘Le diamètre de l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyais de tous les points de l'univers. (…) je vis l'Aleph, sous tous les angles, je vis sur l'Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l'Aleph et sur l'Aleph la terre (…)(Jorge Luis Borges, L'aleph, p.189 sq)’

Cette vision correspond à un paradoxe logique, celui d'une régression infinie de réflexions. L'image la plus vulgarisée de ce paradoxe est la représentation de ‘«’ ‘La vache qui rit’» qui porte des boucles d'oreille reproduisant l'image de ‘«’ ‘La vache qui rit’» qui porte des boucles d'oreille…La partie contient le tout : comme le fait remarquer Christian Godin, 259 ‘«’ ‘la présence de la totalité dans l'élément le plus humble transmute le regard en vision.’ ‘»’ ‘’Le problème qui se pose au personnage- narrateur, c'est l'impossibilité de dire la simultanéité de toutes les images :

‘(…) le problème central est insoluble : l'énumération, même partielle, d'un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j'ai vu des millions d'actes délectables ou atroces ; aucun ne m'étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c'est ainsi qu'est le langage.(Jorge Luis Borges, L'aleph, p.189 sq)’

La répétition de ‘«’ ‘je vis’» (25 occurrences en deux pages) est une tentative pour rendre compte de la simultanéité des choses vues ; par ailleurs, l'absence de coordination ou de subordination entre les propositions vise à ne pas hiérarchiser les images. L'infini du monde est condensé dans une liste de mots, elle-même condensée dans l'Aleph. Cependant cet univers est à l'image de l'histoire personnelle du personnage : la liste résulte d'un choix, celui de placer Beatriz au centre de son univers. Dans l'Aleph, Borges -le narrateur- découvre la trahison de la femme qu'il aime :

‘(…) je vis dans un tiroir du bureau (et l'écriture me fit trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino (…) les restes atroces de ce qui délicieusement avait été Beatriz Viterbo, la circulation de mon sang obscur, l'engrenage de l'amour et la transformation de la mort (…)(Jorge Luis Borges, L'aleph, p.189 sq)’

La vision se clôt sur l'image de la mort comme la nouvelle commence par l'annonce de la mort de la femme aimée : l'Aleph permet au narrateur de faire le deuil de toutes les images de la femme aimée en lui révélant une image qui détruit toutes les images précédentes. Décidé à se venger de son rival, Borges refuse de dire qu'il a vu l'Aleph, oubliant ainsi ce que lui avait dit Carlos Argentino :

‘- Naturellement, si tu ne le vois pas, ton incapacité n'annule pas mon témoignage…(Jorge Luis Borges, L'aleph, p.189 sq)’

L'expérience de l'Aleph est une vision et en cela elle ne peut être partagée ; peu importe alors de faire croire qu'il n'a rien vu : cela n'enlève rien à la vision de Carlos Argentino. Dans le post-scriptum, Borges fait allusion au nom de l'Aleph, ‘«’ ‘symbole des nombres transfinis, dans lesquels le tout n'est pas plus grand que l'une des parties’ ‘»’ ‘.’

C'est donc une lettre qui se trouve être le concentré de l'univers comme s'il s'agissait de montrer que le code, qui permet la combinatoire, est une voie d'accès à l'exploration de l'univers et à la création de nouveaux mondes possibles. On peut penser que, tout comme dans le domaine de la chimie où l'on est capable de créer de nouvelles substances à partir d'une combinatoire -c'est ainsi que l'on a rempli le tableau de Mendéléiev- dans le domaine linguistique, l'alphabet qui repose sur la puissance de procédures combinatoires, permet de créer des histoires dans un espace-temps illimité. Ainsi dans Fictions, 260 Jorge Luis Borges propose-t-il une nouvelle dans laquelle Pierre Ménard veut composer Le Quichotte :

‘Il ne voulait pas composer un autre Quichotte -ce qui est facile- mais le Quichotte. Inutile d'ajouter qu'il n'envisagea jamais une transcription mécanique de l'original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient -mot à mot et ligne à ligne- avec celles de Miguel de Cervantès.(Jorge Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, dans Fictions, p.45)’

En théorie, cette entreprise est possible, à condition ‘«’ ‘d'être immortel’». En effet, les combinaisons possibles dépassent les capacités humaines.

C'est selon ce même principe, mais réglé par la mathématique, que Raymond Queneau a écrit Cent mille milliards de poèmes : à partir de la structure du sonnet, le poète propose dix poèmes de 14 vers écrits de sorte que tout vers de chaque sonnet soit interchangeable avec tout vers occupant la même position dans un autre sonnet. Il y a donc cent mille milliards de solutions possibles. En appliquant à l'écriture les principes combinatoires de la mathématique, l'OULIPO 261 choisit la contrainte qui permet d'actualiser une potentialité parmi tous les possibles. Par ailleurs, les travaux oulipiens tentent de respecter le principe selon lequel ‘«’ ‘un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte’ ‘»’ ‘.’ ‘ 262 ’ ‘’De ce fait, les textes à contraintes, qui respectent ce principe, sont nécessairement métatextuels.

Ainsi, le dispositif de la mise en abyme offre-t-il un exemple d'emboîtement du tout dans la partie et se présente donc comme une construction facilitant l'accès à la connaissance. Comme le fait remarquer Christian Godin 263 , ‘«’ ‘puisqu'il n'est pas possible matériellement de tout avoir, ou bien (…) puisque cette totalité matérielle, extensive, est à jamais hors d'atteinte, reste le plus court chemin de la synecdoque qui, par l'extraordinaire ellipse qu'elle représente, nous offre le monde dans une coquille de noix.’ ‘»’ ‘’Curieusement, la mise en abyme, qui correspond à une volonté d'évacuer la représentation, est un dispositif qui prolonge ce concept. C'est pourquoi Jean Ricardou 264 propose le concept d'autoreprésentation et propose une réinterprétation de la notion de mise en abyme :

‘Nous appelons représentation intratextuelle, ou autoreprésentation, l'ensemble des mécanismes par lesquels certains fragments du texte tendent, en les mimant, à en représenter tels autres. Seulement, cette autoreprésentation comporte un second degré. Cette fois, pour tel fragment de la fiction, il s'agit de représenter, non pas, (…) tel autre fragment de la fiction, mais bien, (…) l'un des mécanismes par lesquels s'organise cette fiction.(Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, p.104)’

Dans Problèmes du nouveau roman 265 , Jean Ricardou analyse la notion telle qu'elle a été définie par André Gide, puis montre que le récit en abyme dévoile le récit global : ‘«’ ‘ C'est par le microscopique dévoilement du récit global, donc, que la mise en abyme conteste l'ordonnance préalable de l'histoire. Prophétie, elle perturbe l'avenir en le découvrant avant terme, par anticipation.’ ‘»’ ‘’Pour Jean Ricardou, la mise en abyme est une forme de duplication, qui conteste l'ordonnance du récit, et appartient à un ensemble plus vaste de ‘«’ ‘ressemblances et de rassemblements’ ‘»’ ‘. ’ 266 Comme le souligne Lucien Dällenbach 267 , ‘«’ ‘en matière de réflexivité la position de Ricardou est plus mallarméenne et roussélienne que gidienne, la mise en abyme telle qu'il la conçoit œuvre dans l'’ ‘infiniment petit ’ ‘(au niveau des phrases, des mots, des lettres même d'où l'intérêt porté aux anagrammes) aussi bien que dans l'’ ‘infiniment petit ’ ‘(le récit devenant réflexif en son entier) - et que le seul fil sûr, pour le déterminer, est l'existence de quelque chose qui ’ ‘ressemble à, répète ou métaphorise’ ‘ quelque autre chose.’ ‘»’ ‘’

Notes
258.

Jorge Luis Borges, L'aleph, p.189 sq

259.

Christian Godin, op. cit. p. 186

260.

Jorge Luis Borges, Fictionsp.41 sq

261.

OULIPO, Atlas de littérature potentielle

262.

Jacques Roubaud, Atlas de littérature potentielle, p.90

263.

Christian Godin, op. cit., p.184

264.

Le succès de notions théoriques aboutit à un emploi systématique et imprécis ; de ce fait, il faut redéfinir des notions, forger une nouvelle terminologie. Dans cette optique, Jean Ricardou s'efforce de créer une science du texte à l'aide d'une terminologie adéquate.

265.

Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, p.171 sq

266.

Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, p.84

267.

Lucien Dällenbach, op. cit., p. 203 sq