Jean Ricardou

Ainsi, dans Lieux-dits 268 dont le titre est redoublé par un «méta-titre» -»petit guide d'un voyage dans le livre»- Jean Ricardou introduit un commentaire sur le récit :

‘Suivant une décision irrévocable, la prose de tout chapitre se trouve infléchie par le nom qui en forme l'enseigne. Sous le signe de Belarbre par exemple il est facile d'établir l'excessive fréquence de toute une botanique, non seulement au sens propre, mais maintes tournures figurées.(…)(Jean Ricardou, Lieux-dits, p. 113)’

En cela, le texte a une dimension métafictionnelle 269 . Cependant, refusant la logique de la représentation selon laquelle le métadiscours ne peut porter sur le récit dans lequel figure le personnage qui est l'instance d'énonciation, Jean Ricardou propose une séquence narrative dans laquelle c'est un personnage qui commente le récit dans lequel il figure :

‘- Voulez-vous nous montrer des preuves bien visibles ?
- Regardez donc plus haut. Dès le premier paragraphe de Belarbre le visiteur est invité à passer sous un cintre de feuillage. Dans le second il peut voir, hasard curieux, dans le courant du texte, une écorce, des feuilles ou quelque branche. (…) Enfin, s'il se trouve définir sur ce même domaine, le prénom d'un voyageur, évoquant un arbre, sera Olivier.(Jean Ricardou, Lieux-dits, p.113)’

Le texte est pourvu d'un discours supplémentaire sans recours à une énonciation seconde : il n'y a pas alors enchâssement d'un récit dans un autre. Par ailleurs, le miroir métatextuel ne vise pas seulement à reproduire, il vise à être producteur et en supprimant la hiérarchie entre le contenant et le contenu, le récit abymé et le récit global par des dédoublements macro-structurels ou micro-structurels, Jean Ricardou promeut une réflexivité mallarméenne.

Lieux-dits apparaît ainsi comme un miroir dont la fonction est de guider le lecteur et de produire du texte. 270 Les miroirs métatextuels peuvent donc être des générateurs d'écriture. En conséquence, de tels textes sont nécessairement à contraintes et leur intérêt porte sur les mécanismes textuels : on peut penser qu'il s'agit d'une stratégie didactique visant à éduquer le lecteur puisqu'on lui offre des indications sur le fonctionnement du texte. Le sous-titre de Lieux-dits indique clairement sa visée didactique : ‘«’ ‘Petit guide d'un voyage dans le livre’» signale la présence d'un discours métatextuel. Jouant sur la polysémie des termes, Jean Ricardou assure au texte une double lecture. A la différence du discours allégorique, le discours métatextuel trouve sa cohérence dans la structure du texte et non dans le monde. Ainsi, dans Lieux-dits, la structure du livre obéit à une loi mathématique : il y a huit chapitres eux-mêmes divisés en huit parties, formant ainsi 64 unités, soit un carré de 8 x 8. Or, le fonctionnement du texte est décrit à l'intérieur du récit par Atta :

‘Toutes les étapes du voyage figurent sur la place de Belcroix, face à l'asile. Il n'est pas difficile d'admettre, au quatrième étage, un homme enfermé pour sa pyromanie. Il est seul. L'espace , comme un damier, se déclare à lui découpé en soixante-quatre cases par les barreaux horizontaux et verticaux de la fenêtre.(Jean Ricardou, Lieux-dits, p.157)’

Le texte commente la structure qui produit du texte : les titres de chaque chapitre sont des mots de huit lettres. Le carré de 8 est biffé par le mot Belcroix, défini comme ‘«’ ‘le centre de la croix’» (p.89). Une carte postale représentant ‘«’ ‘une photographie véritable de la place centrale de Belcroix, vue d'une fenêtre de l'asile’» (p.91) présente une biffure particulière :

‘Au centre de la photographie, à l'angle le plus éloigné de la place, à gauche, un calvaire érigé sur un socle octogonal dresse sa haute croix sous le ciel orageux. L'angle de prise de vue est tel que, d'une certaine manière, la croix semble barrer l'inscription peinte derrière, en lettres bleues, sur le mur rougeâtre qui cerne de vastes bâtisses. Il est cependant possible de lire : Labora…re A.C., et d'en déduire que c'est la syllabe toi qui est oblitérée par l'axe du monument.(Jean Ricardou, Lieux-dits, p.156)’

Revenant sur la description de cette carte postale, Olivier explique la façon dont il lit :

‘Il est cependant possible de lire : Labora…re A. C., et d'en déduire que c'est la syllabe toi qui est oblitérée. Or l'usage d'une croix peut aussi bien permettre une désignation qu'une biffure. C'est vers la seconde lecture, me semble-t-il, que nous devons incliner (…) travailler (laborare) selon les directives d'Albert Crucis (A.C.) consiste (oblitération de la syllabe toi) à te faire disparaître.(Jean Ricardou, Lieux-dits, p. 156)’

La lecture ainsi décrite correspond à la production de la fable : Atta doit être éliminée. La fiction découle de la narration. La dimension référentielle du texte découle des impératifs liés à la dimension littérale. Le fonctionnement textuel est explicité dans le texte et entraîne un dispositif de lecture : lire revient à décoder les mécanismes textuels qui produisent le texte. Lieux-dits favorise la mise à jour de la dimension littérale du texte et vise même à les rendre évidents. Se met en place une stratégie d'écriture et de lecture qui, contrairement aux pratiques habituelles où les procédés littéraires sont dissimulés, les (dé)montre.

Dévoiler l'activité métatextuelle est une entreprise éducative dont le but est la lucidité du lecteur. On peut penser que de telles stratégies s'appuient sur la conviction que la forme dans laquelle est véhiculé un contenu n'est pas qu'un ornement, mais peut être un ressort de techniques de manipulation. L'activité métatextuelle a donc une portée politique et tout ce qui tend à l'occulter sont des entreprises de censure. C'est pourquoi Jean Ricardou propose une définition de la lecture 271  : ‘«’ ‘(…) ’ ‘déchiffrer, ’ ‘c'est avoir franchi deux analphabétismes : le premier, visible (on ne sait pas lire), perçoit un texte et pas de sens ; le second, caché (on croit savoir lire), un sens et pas de texte. C'est percevoir sens et texte, savoir se rendre sensible à toutes procédures de production.’ ‘»’ ‘’(…) le déchiffrement sera capable de démasquer aussitôt tous langages coercitifs, en lesquels maints pouvoirs producteurs sont détournés et asservis pour venir insidieusement renforcer les «idées» qu'on souhaite répandre, ou, (…) pour incliner ‘«’ ‘sans qu'on s'en doute’». En ce qui concerne la fiction, soumise à deux définitions contraires - ‘«’ ‘être l'écriture d'une aventure’» ou être ‘«’ ‘l'aventure d'une écriture’ ‘»’ ‘-’ ‘ 272 ’ ‘’, son pouvoir critique est «sévèrement occulté.»

Il semble évident, a priori, que les miroirs métatextuels renforcent la lisibilité d'un texte puisqu'ils fournissent son code de production. Cependant, il semble également évident que les stratégies de lecture dépendent de la conception du texte : le lecteur reste extérieur à la fiction dans laquelle un lecteur interprète un texte.

Notes
268.

Jean Ricardou, Lieux-dits : cette fiction peut être considérée comme une expérience de réflexivité intégrale, à la manière de Stéphane Mallarmé dans le sonnet en X.

269.

Jean Ricardou parle de «méta-récit» dans Le Nouveau Roman, p.153

270.

Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, p.161

271.

Jean Ricardou, Fonction critique dans Théorie d'ensemble, p.245

272.

Jean Ricardou, Fonction critique, p.252