3. Le miroir métatextuel

Parmi les objets scientifiques propres à être utilisés comme mécanismes textuels, il en est un particulièrement riche et intéressant dans notre perspective, c'est le miroir. En effet, par ses propriétés réfléchissantes, il a été pourvu de valeurs symboliques très fortes ; en particulier, le miroir a été perçu comme un instrument de connaissance. 273 En ce sens, l'œuvre-miroir est un outil qui réfléchit le sujet observateur et le monde. Le XIXème siècle endosse cet héritage et le miroir devient l'emblème de l'idéologie de la représentation. L'exergue du chapitre XIII du roman Le Rouge et le Noir attribué à Saint-Réal -‘»’ ‘Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin’.»- sert à définir l'esthétique romanesque de Stendhal : le roman est le lieu de réfraction du monde. Cependant, on constate que trop souvent, on a occulté le rôle du ‘«’ ‘promeneur’» qui adopte une démarche particulière. Le romancier, par son déplacement, propose un reflet organisé du monde ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas de représentation sans conscience organisatrice : 274 Les pratiques réflexives de la fiction vont souligner le rôle de cette conscience organisatrice.

Au XXème siècle, le miroir, ajoutant à ses propriétés celles du verre 275 , connaît une extension considérable. Des écrivains vont s'interroger sur le miroir lui-même, en tant qu'outil de réflexion. Cocteau a formulé de façon percutante cette problématisation en affirmant que ‘«’ ‘Les miroirs devraient bien réfléchir un peu avant de réfléchir’ ‘»’ ‘. ’Il semblerait qu'après avoir été l'emblème de l'idéologie de la représentation; le miroir soit devenu l'emblème de sa contestation et de la réflexivité en littérature.

Traditionnellement utilisé par les peintres, le miroir a été perçu comme un outil de représentation permettant une exactitude picturale. Mais cette exactitude est permise par une tricherie : le miroir reproduit, mais en inversant l'image. Les fictions réflexives vont souligner cette tricherie en montrant l'écart, le défaut pour maintenir en éveil la vigilance du lecteur. 276 Ainsi Paludes d'André Gide n'est pas Paludes écrit par le narrateur de la fiction. La reprise du nom est un leurre pour provoquer le questionnement du lecteur qui reste en dehors de l'univers de la fiction. De même, le roman Feu pâle de Vladimir Nabokov n'est pas le poème Feu pâle du fictionnel John Francis Shade. L'écart incite le lecteur à s'intéresser, entre autres, aux problèmes posés par le titre d'une oeuvre qui redouble le texte. 277 Les miroirs métatextuels sont donc des miroirs qui montrent l'écart, le leurre, la tricherie afin de montrer au lecteur le code selon lequel se construit la fiction.

Lorsque Alice passe De l'autre côté du miroir, elle cherche à comprendre ce qui se passe dans le miroir et découvre ‘«’ ‘un livre du Miroir’ ‘»’ ‘’qu'elle doit tenir devant une glace pour remettre les mots à l'endroit. Le miroir reflète, mais en inversant l'image : dans Miroir, Piotr Kowalski effectue une réflexion d'une réflexion pour obtenir une image non inversée de celui qui s'y regarde. Alice, également, inverse une image inversée et peut ainsi déchiffrer le poème ‘«’ ‘Jabberwocky’ ‘»’ ‘, ’mais le sens reste indéchiffrable. Ici, la découverte du mécanisme ne suffit pas à comprendre le texte. Il y aurait donc deux étapes à franchir : l'une qui consisterait à découvrir et à analyser le dispositif catoptrique , l'autre qui consisterait à réfléchir sur sa lisibilité. Les pratiques réflexives de la fiction invitent le lecteur à s'interroger sur le dispositif catoptrique lui-même et sur sa lisibilité.

Notes
273.

Il existe une tradition d'ouvrages édifiants caractérisés par le fait de porter le mot «miroir» en guise de titre. Les œuvres ainsi désignées par la métaphore du miroir évoluent de telle sorte qu'elles deviennent le point d'ancrage d'une vision du monde -le reflet offre une vérité épurée du monde- et une forme littéraire particulière.

274.

Stendhal souligne l'évolution du miroir dans son rapport à la représentation.

275.

Le verre renvoie à la notion de transparence et le miroir à la notion de réflexion ; ces deux matériaux fascinent les créateurs et l'on constate aujourd'hui que l'espace est saturé de leur présence. Si le verre est le symbole d'une relation idéale de transparence au monde tout en étant l'obstacle qui maintient les êtres et les choses à distance, le miroir renvoie à la relation que le sujet entretient avec lui-même et avec autrui.

276.

Comme dans Exposition d'estampes de Mauritz Cornélius Escher qui présente un vide blanc où s'inscrit la signature du dessinateur, les fictions réflexives soulignent l'écart entre l'univers de la fiction et l'univers du lecteur.

277.

Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, p.140 sq