Italo Calvino

Dans Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino 278 , le septième roman intitulé ‘«’ ‘Dans un réseau de lignes entrecroisées’» et sans nom d'auteur est consacré aux miroirs:

‘Spéculer, réfléchir : toute activité de pensée me renvoie infailliblement aux miroirs. Selon Plotin, l'âme elle-même est un miroir qui crée les choses matérielles en reflétant les idées contenues dans une raison supérieure. De là, sans doute, le besoin que j'ai, moi, de miroirs pour penser : je ne peux pas me concentrer sans le secours d'images réfléchies, comme si mon âme avait besoin d'un modèle à imiter chaque fois qu'elle veut mettre en acte sa vertu spéculative. (Le vocable assume ici tous ses signifiés : je suis à la fois un homme qui pense, un homme d'affaires ; et un collectionneur d'appareils optiques, avant tout.) (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.173)’

L'incipit de ce roman inséré joue sur les trois sens du verbe spéculer : refléter, s'enrichir, réfléchir. Le premier sens fournit le modèle des deux autres puisque la spéculation financière est une multiplication de biens et que la spéculation intellectuelle nécessite une mise à distance du regard sur soi et le monde. Le narrateur, collectionneur de machines catoptriques, cherche à reconstituer le musée d'Athanasius Kircher. 279 Il montre ses machines à ses visiteurs, mais ceux-ci ne comprennent pas que son empire financier et sa vie personnelle reposent sur le même principe, ‘«’ ‘multipliant comme dans un jeu de miroirs les sociétés sans capitaux, gonflant les crédits, faisant disparaître les passifs désastreux dans l'angle mort de perspectives illusoires.’ ‘»’ ‘’(p.174) Les miroirs servent donc à montrer le faux -capitaux, sigles, sociétés,- ou à dissimuler le vrai -passif financier-. Très vite, le narrateur en vient à multiplier de façon vertigineuse les personnes et les événements : sosies, fausses maîtresses, réunions d'affaires, guet-apens, faux enlèvements…Il finit par être enlevé -à moins qu'il ne s'agisse d'un faux enlèvement- et par être enfermé dans la chambre catoptrique ‘«’ ‘qu'il a reconstruite à partir des dessins d'Athanasius Kircher’ ‘»’ ‘’(p.179). Lorsqu'il est enfermé dans cette pièce tapissée de miroirs, il doute de lui-même et croit être le diable :

‘Les parois de miroir renvoient à l'infini mon image. Aurais-je été enlevé par moi-même ? L'une de mes images projetées dans le monde aurait-elle pris ma place, en me reléguant au rôle d'image réfléchie ? Aurais-je su évoquer le Seigneur des Ténèbres, et était-ce lui qui venait se présenter à moi sous mes propres traits ? (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.179)’

Il pense que les miroirs sont liés à la sorcellerie évocatoire. 280 De plus, la multiplication des miroirs produit la fragmentation des corps de telle sorte qu'il ne sait plus distinguer sa femme Elfride de sa maîtresse Lorna:

‘Un œil et un sourcil d'Elfride, une jambe prise dans des bottes collantes, l'angle de sa bouche aux lèvres étroites, aux dents trop blanches, une main baguée qui tient un revolver, se répètent agrandis dans les miroirs ; entre ces fragments de son image éclatée, s'interposent des gros plans de la peau de Lorna, comme des paysages de chair. Déjà, je ne peux plus distinguer ce qui est l'une et ce qui est l'autre, je m'y perds, il me semble que je me suis perdu moi-même, je ne vois plus leur reflet mais seulement le leur. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.180)’

Le miroir apparaît donc comme un outil produisant ambiguïté, confusion et fragmentation. A moins que le narrateur ait eu accès à la demeure d'Isis et qu'il ait résolu toutes les divisions de l'existence dans l'unité de l'essence :

‘Il me semble à présent que tout ce qui m'entoure n'est rien qu'une partie de moi, que j'ai réussi à devenir le tout, enfin…(Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.180)’

Isis n'est-elle pas celle qui reconstitue l'unité de l'individu en rassemblant les morceaux dispersés ? La réflexion métaphysique, reposant sur le principe du miroir, est un instrument de connaissance puisqu'il permet au narrateur d'avoir une vision totale du monde, conformément aux doctrines des néo-platoniciens Porphyre et Plotin. Le fragment de Novalis auquel il fait allusion lui permet de croire qu'il est l'initié, passé de l'autre côté du voile d'Isis qui dissimulait un miroir, c'est-à-dire qu'il accède à a propre image. 281

Ce fragment de roman consacré aux miroirs fonctionne-t-il lui-même comme le miroir du roman ? On constate que le titre du sixième roman est ‘«’ ‘Dans un réseau de lignes entrelacées’» et que le titre du septième roman est ‘«’ ‘Dans un réseau de lignes entrecroisées’». Cette similitude des titres nous amène à penser que les deux romans fonctionnent en miroir, de part et d'autre du chapitre sept, lui-même miroir du roman. En effet, les deux fragments de romans sont des parodies de thrillers. Le narrateur du sixième roman, harcelé pendant son jogging par la sonnerie d'un téléphone, se croit menacé par des gangsters qui disposeraient d'un observatoire et d'un télescope pour le suivre, et auraient enlevé une de ses étudiantes, Marjorie Stubbs, qu'il finit par découvrir, ligotée et bâillonnée. (p.150) Le narrateur du septième fragment de roman, quant à lui, multiplie embuscades et enlèvements pour échapper à ses ennemis et finit -référence probable à James Bond dans L'homme au pistolet d'or- dans une chambre catoptrique. L'entrecroisement des miroirs représente donc la construction en miroir du roman, hypothèse suggérée par le narrateur du septième fragment de roman :

‘Les pages que je suis en train d'écrire devraient, à leur tour, renvoyer la froide luminosité d'une galerie de miroirs, où un nombre limité de figures se réfracte, se renverse et se multiplie. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.174-175)’

Alors que dans l'idéologie de la représentation, la fiction apparaît comme le miroir du monde, ici, le miroir est un mécanisme qui structure et génère l'œuvre. Le miroir métatextuel génère une poétique et le lecteur est invité à remarquer ces structures en miroir.

Si par une nuit d'hiver un voyageur présente un entrecroisement de chapitres consacrés au Lecteur et d'incipit de romans inachevés. D'un chapitre à l'autre, l'histoire du Lecteur se construit selon les conventions romanesques traditionnelles alors que les incipit sont apparemment autonomes ; cependant, les titres de ces fragments d'écriture, que le Lecteur des chapitres découvre, s'enchaînent de façon à faire apparaître une phrase qui pourrait être l'incipit d'un ultime récit :

‘Si par une nuit d'hiver un voyageur, s'éloignant de Malbork, penché au bord de la côte escarpée, sans craindre le vertige et le vent, regarde en bas dans l'épaisseur des ombres, dans un réseau de lignes entrelacées, dans un réseau de lignes entrecroisées, sur le tapis de feuilles éclairées par la lune autour d'une fosse vide -Quelle histoire attend là-bas sa fin ? demande-t-il, anxieux d'entendre le récit. (Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, p.276)’

Il y a donc un jeu de dédoublement sur les titres : ceux-ci pouvant être le résumé d'une œuvre et un fragment de celle-ci. L'ensemble des titres des incipit est artificiellement présenté comme un incipit : les énoncés, autonomes dans les titres, deviennent des propositions à l'intérieur d'une phrase inachevée. Les dispositifs de dédoublement sont généralisés tant au niveau de la micro-structure de la fiction qu'au niveau de la macro-structure. Les dispositifs réflexifs renvoient à des pratiques d'écriture qui contestent l'idéologie de la représentation et de l'expression en montrant la mise en œuvre de la fiction par dédoublements. Les propriétés physiques du miroir génèrent une pratique d'écriture. Ce processus d'auto-engendrement du texte est exhibé de façon à ce que le lecteur s'intéresse plus au fonctionnement de l'écriture qu'à la fiction.

Notes
278.

Chaque roman de Si par une nuit d'hiver un voyageur multiplie les dédoublements et les dispositifs optiques.

279.

Jurgis Baltrusaitis, Essai sur une légende scientifique Le miroir, passim

280.

Jurgis Baltrusaitis, op.cit., passim

281.

Jurgis Baltrusaitis, op.cit. p.89