1. L'impossible définition

Dans Paludes, André Gide expérimente une nouvelle forme de fiction, réflexive. Si l'on accepte d'accorder quelque créance aux confidences de André Gide, Paludes marque un tournant dans sa vie littéraire. En effet, il fréquente le cercle symboliste et en 1892, son Traité de Narcisse est un hommage à l'idéologie symboliste dont l'emblème peut être le sonnet en X que Stéphane Mallarmé présente ‘«’ ‘comme un sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons’ ‘»’ ‘.’ ‘ 283 ’ ‘’Narcisse, condamné à la contemplation de reflets, permet à l'écrivain de manifester l'Idée :

‘«Car l'œuvre d'art est un cristal -paradis partiel où l'Idée refleurit en sa pureté supérieure ; où, comme dans l'Eden disparu, l'ordre normal et nécessaire a disposé toutes les formes dans une réciproque et symétrique dépendance, où l'orgueil du mot ne supplante pas la Pensée, -où les phrases rythmiques et sûres, symboles encore, mais symboles purs, se font transparentes et révélatrices.» (André Gide, Traité de Narcisse, p.10) 284

La comparaison entre l'œuvre d'art et le cristal souligne le fait qu'en ce temps-là, André Gide considère que l'écriture permet la manifestation d'une essence qui se révèle dans l'œuvre. En un autre temps, paraît Paludes, qui peut être considéré comme un reniement du Traité de Narcisse. En effet, en cette œuvre, l'écriture n'a plus pour vocation de manifester l'Idée ; elle devient son propre objet, son propre reflet. André Gide semble vouloir prendre ses distances par rapport à l'esthétique symboliste. Ainsi en est-il de l'utilisation des symboles. S'ils imprègnent encore largement Paludes 285 , les jeux et détournements pratiqués témoignent d'un renversement de valeurs esthétiques. La mise à distance des symboles va de pair avec la mise à l'écart de la fonction représentative de l'art. La question est alors de savoir ce que peut être le sujet d'une œuvre débarrassée de ses symboles. ‘«’ ‘Paludes ’ ‘? qu'est-ce que c'est ?’ ‘»’ ‘ 286 ’ ‘’

Ce que recherche André Gide, c'est un dédoublement narcissique qui lui permet de se voir écrire. 287 Le meilleur moyen de montrer cette réciprocité entre le sujet -lui-même- et la chose réalisée -l'écriture de Paludes-, entre soi et le sujet imaginé, c'est de produire un sujet qui soit pareil à soi. Ainsi la mise en abyme gidienne ‘«’ ‘revient à attribuer à un personnage du récit l'activité même du narrateur qui le prend en charge’ ‘»’ 288 . Ainsi, Paludes de André Gide est l'histoire d'un personnage-narrateur qui écrit Paludes : s'installent alors des jeux de miroirs, en particulier chez le narrateur tiraillé entre la volonté d'écrire Paludes, texte ennuyeux, et la volonté d'écrire autre chose, pour ne pas être Tityre. 289 ‘«’ ‘Paludes,’ ‘ qu'est-ce que c'est ?’ ‘»’ ‘ 290

Défini tardivement par André Gide comme une sotie, Paludes joue avec la notion de genre : roman, journal, dialogue philosophique, poésie, théâtre, recueil de caractères y sont représentés. La sotie permet le détournement et la contestation de tous les genres et de toutes les conventions esthétiques qui s'y rattachent. Les règles d'un genre sont supplantées par des règles de jeux, parmi lesquels les jeux de miroirs. Ainsi en est-il du titre. Paludes est à la fois le titre du livre de André Gide, le titre de l'œuvre en bribes du narrateur et le sous-titre du journal de Tityre. Le titre se dédouble. Mais c'est un titre qui vient de deux vers de la première Bucolique de Virgile

‘«Et tibi magna satis quamvis lapis omnia nudus
Limosoque palus obducat pascua junco.»’

Que devient le texte de Virgile dans Paludes ?

‘«Je traduis : -c'est un berger qui parle à un autre ; il lui dit que son champ est plein de pierres et de marécages sans doute, mais assez bon pour lui ; et qu'il est très heureux de s'en satisfaire. -Quand on ne peut pas changer de champ, nulle pensée ne saurait être plus sage, diras-tu ? (André Gide, Paludes, p.16)’

La version donnée par Hubert à Angèle ne traduit qu'imparfaitement le dialogue entre Tityre et Mélibée. En effet, alors que dans la première Bucolique, Tityre est heureux contrairement à Mélibée contraint à l'exil car dépossédé de ses biens, dans Paludes, c'est la sédentarité de Tityre qui se contente de ce qu'il possède et ne s'efforce pas de partir qui est perçue négativement. Paludes se présente donc comme une réécriture de la première Bucolique, réécriture qui se métamorphose au contact de chaque lecteur. En effet, un texte ne signifie pas ce qu'il montre littéralement. Le dispositif de dédoublement n'est pas neutre. Chaque lecteur construit le sens du texte qui ne donne pas, noir sur blanc, sa propre signification. Dans Lector in fabula 291 Umberto Eco explique que le texte doit être actualisé par le destinataire. Et Michel Tournier, dans Le vol du vampire, 292 compare le livre à un vampire qui ne vit qu'à partir de celle de ses lecteurs. 293 Le problème posé par André Gide est celui de la signification d'un texte, variable en fonction du travail inférentiel effectué par chaque lecteur, en fonction de sa propre ‘«’ ‘encyclopédie’ ‘»’ ‘.’ ‘ 294 ’ ‘’La fiction proposée par le personnage reflète le texte de Virgile, en le transformant. L'écriture se génère à partir d'une écriture première ; la fiction renvoie à une autre fiction.

En conséquence, on peut penser qu'un texte dédouble toujours un autre texte et qu'il ne signifie que par la construction effectuée par un lecteur, au risque de ne plus reconnaître le texte littéral. 295 Par ailleurs, le dialogue virgilien se transforme en un récit - ou du moins un projet de récit- qui s'étale sur six jours : Tityre chasse, Tityre pêche, Tityre construit sa hutte. Paludes se transforme également en un journal dans lequel Tityre s'efforce de traduire en mots les images que son regard a perçues ; il se transforme également en notes dans lesquelles le narrateur glose le symbolisme des images, cher aux symbolistes. Englobant et récusant tant de genres, le narrateur de Paludes ne peut répondre à la question ‘«’ ‘Paludes’ ‘ qu'est-ce que c'est ?’ ‘»’ ‘’par la désignation d'un genre. Le sous-titre de l'édition originelle ‘«’ ‘ Traité de la contingence’» souligne la portée philosophique de Paludes. Déjà, dans Le Voyage d'Urien, apparaît un Traité de la contingence, arraché des mains d'Ellis par le narrateur qui reproche au livre d'être une tentation. Chaque texte reflète un autre texte, comme si un écrivain cherchait toujours différentes façons de dire la même chose, sans jamais vraiment y réusssir. Le choix de la contingence, plutôt que la nécessité, correspond à une démarche libératrice. Dans le chapitre intitulé ‘«’ ‘Le Banquet’» -référence philosophique oblige- l'un des personnages -Alexandre, le philosophe- fait allusion à ‘«’ ‘l'acte libre’» (…) ‘«’ ‘ne dépendant de rien’» (p.73) qui sera mis en scène dans Les Caves du Vatican, ce que Valentin Knox évoque :

‘«L'homme normal nous importe peu ; j'aimerais dire qu'il est supprimable -car on le retrouve partout.» ( André Gide, Paludes, p.82)’

La contingence se pose aussi en ce qui concerne Paludes: mais le rêve d'un livre contingent se trouve contredit par le fait même de l'écrire :

‘«- Pourquoi l'écrire alors ? - Sinon qui l'écrirait ?» (André Gide, Paludes, p.15)’

Paludespeut apparaître plus comme une sotie qu'un traité de la contingence : la satire 296 et l'allégorie y sont constants. En tant que sotie, Paludes détruit la notion de genre et s'attaque aux conventions figées des genres. Ainsi, le narrateur se moque-t-il des conventions théâtrales. Il ridiculise les personnages qui sont en représentation, prennent des postures :

‘«(…) et j'eus l'air, en fin d'aparté, de tomber dans une méditation profonde.» ( André Gide, Paludes, p.39)
«Chutt ! Chutt ! le grand Valentin Knox va parler.» (André gide, op. cit., p.81)
«Mais j'entends Angèle qui vient -hâtons-nous.» (André Gide, op. cit., p.120)’

Il se moque également des platitudes poétiques et des lectures poétiques reposant sur des malentendus :

‘«…Tout le monde continuait de se taire ; évidemment on ne comprenait pas que c'était fini ; on attendait.» (André Gide, Paludes, p.76)’

Il se moque des dialogues philosophiques, prétentieux et stériles :

‘«(…) quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu'on lui avait demandé.» (André Gide, Paludes, p.73)’

Il dénonce enfin les conventions romanesques ; dans le chapitre ‘«’ ‘Hubert ou la chasse au canard’», Hubert raconte un épisode de chasse -la chasse à la panthère, juché sur une escarpolette- et le narrateur réplique à ce modèle par un récit parodique -la chasse au canard, immergé dans l'étang-. De même, dans le chapitre «Angèle ou le petit voyage», le narrateur se moque du récit de voyage. Aux vers de Mallarmé -‘»’ ‘Je partirai ! Steamer balançant ta mature / Lève l'ancre pour une exotique nature !’ ‘»’ ‘-’ ‘ 297 ’ ‘’qui suscite le désir de voyage, correspond le sizain composé par le narrateur pendant le voyage et apprécié par Angèle.

A la question ‘«’ ‘Paludes’ ‘, qu'est-ce que c'est ?’ ‘»’ ‘, ’le narrateur ne cesse de répondre, mais de façon telle qu'il est incompris. Il semblerait qu'il y ait une impossibilité à définir une fiction auto-référentielle. Est-elle donc condamnée à être incomprise ? Hubert, l'ami du narrateur, propose d'ajouter quelque chose à Paludes montrant par là-même qu'il n'a rien compris :

‘N'aurais-tu jamais rien compris, pauvre ami, aux raisons d'être d'un poème ? à sa nature ? à sa venue ? un livre… mais un livre, Hubert, est clos, plein, lisse comme un œuf. On n'y saurait faire entrer rien, pas une épingle, que par la force, et sa forme en serait brisée. (André Gide, Paludes, p.65)’

La volonté didactique est vouée à l'échec, au malentendu, même si certains ont l'impression d'avoir compris :

‘Il n'avait rien compris.- Tout est à recommencer, encore.» (…) Et dire que c'est justement ça que je voudrais leur faire comprendre, qu'il faut recommencer -toujours- à faire comprendre (…) (André Gide, Paludes, p.89)’

Si la question posée -‘»’ ‘Paludes’ ‘, qu'est-ce que c'est ?’ ‘»’ ‘- ’n'offre que des réponses frustrantes, c'est peut-être parce qu'elle débouche nécessairement sur une réflexivité intégrale, soit ‘«’ ‘Paludes’ ‘, c'est ’ ‘Paludes’ ‘»’. Il semblerait que la définition d'une œuvre soit une aporie, et recourir à un métalangage pour la définir -par la notion de genre, par exemple- implique de recourir à un métalangage d'un autre niveau qui valide la notion de genre, lequel devra à son tour être validé par un métalangage d'un niveau supérieur. 298

Ainsi, les dispositifs réflexifs mis en place dans Paludes permettent-ils de montrer au lecteur les questions que l'écrivain se pose dans l'exercice de son métier. Le texte est donc le lieu d'un questionnement critique que le lecteur est invité à poursuivre : en effet, Paludes s'achève sur une ‘«’ ‘table des phrases les plus remarquables’» que le lecteur doit remplir. Il y aurait donc une incomplétude de l'œuvre et surtout un arbitraire : le narrateur propose des définitions de son œuvre qui ne cessent de se transformer au contact des lecteurs, de même les phrases les plus remarquables de l'œuvre sont soumises à l'aléatoire des lecteurs. Le texte se présente comme une proposition de jeux et d' échange avec le lecteur. La fiction littéraire, telle que la conçoit André Gide est soumise à l'arbitraire des interprétations et ne peut trouver de sens à l'intérieur d'elle-même. : le secret de l'œuvre, s'il y en a un, est enclos dans l'œuf et ne peut donc être connu que sur le mode de la supposition. Comme d'autres auteurs avant lui, Gide montre au lecteur sa nécessaire coopération pour créer le sens de l'œuvre.

Notes
283.

Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, p.1189

284.

Le cristal -verre et miroir- est un matériau qui fractionne et réflète la lumière ; ses propriétés physiques en font un objet fascinant auquel on accorde des vertus magiques.

285.

Bertrand Fillaudeau, L'univers ludique d'André Gide

286.

André Gide, Paludes, passim

287.

Lucien Dällenbach, op. cit., p.27

288.

Lucien Dallenbäch, Le récit spéculaire

289.

André Gide, Œuvres complètes, p.1477 : «Le 11 novembre 1894, Gide écrit à Valéry : Un insupportable bouquin m'empêche encore les transcendances, mais je suis prêt de l'avoir achevé. Tu sais qu'il s'appelle Paludes et que je m'y suis satisfait.» (…) cf. Postface pour la deuxième édition de Paludes et pour annoncer Les Nourritures Terrestres(…) «que le lecteur veuille bien ne regarder tout ce livre que comme une préface à celui qu'il sera bientôt heureux de lire sous ce titre : Les Nourritures Terrestres»

290.

André Gide, Paludes, passim

291.

Umberto Eco, Lector in fabula, passim

292.

Michel Tournier, Le vol du vampire,

293.

«On en revient toujours au lecteur, comme à l'indispensable collaborateur de l'écrivain. Un livre n'a pas un auteur, mais un nombre indéfini d'auteurs. Car à celui qui l'a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront. un livre écrit, mais non lu, n'existe pas pleinement. Il ne possède qu'une demi-existence. C'est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux qui s'épuise dans un appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs.» ( Michel Tournier, Le vol du vampire, p.10)

294.

Umberto Eco, Lector in fabula

295.

Michel Meyer, Langage et littérature

296.

André Gide, Paludes, Dédicace : «Pour mon ami Eugène Rouart j'écrivis cette satire de quoi.»

297.

Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, p.15

298.

La textique, fondée par Jean Ricardou, en tant que «théorie exhaustive de l'écrit» est un métalangage qui vise à englober tous les métalangages de référence. Comme l'a démontré le mathématicien Alfred Tarski, le métalangage est un système à deux niveaux : au premier niveau, on émet des propositions sur un objet -»Paludes, c'est…»- ; au second niveau, un métalangage permet de valider la proposition émise au premier niveau. On peut ensuite s'interroger sur la validité des propositions d'un métalangage en créant un méta-méta-langage. En théorie, l'échelle est infinie. C'est ce que raconte le texte de Lewis Carroll, Ce que se dirent Achille et la tortue dans Œuvres, p.1622 sq

Tzvetan Todorov, La notion de littérature

Terry Eagleton, Critique et théorie littéraires

Käte Hamburger, Logique des genres littéraires