A la recherche du temps perdu est une fiction dans laquelle un narrateur raconte comment il trouve ce que doit être le livre qu'il veut écrire. C'est donc une tentative pour remonter à l'origine de l'œuvre, dans la conscience du personnage. A un moment où le narrateur est persuadé ‘«’ ‘de ne pas avoir de dons pour la littérature’ ‘»’ ‘’(III, p.723), se produit un accident qui va bouleverser ses croyances. Dans la cour de l'hôtel de Guermantes, le narrateur bute contre des ‘«’ ‘pavés mal équarris’» (III, p.866). L'accident provoque un saisissement à l'origine d'une conversion. 300 En effet, alors que le narrateur avait renoncé à sa vocation d'écrivain, découragé par son incapacité à trouver ‘«’ ‘un sujet’» (III, 899), il se livre à un intense travail d'analyse devant le flot de sensations, d'images qui surgissent de façon fortuite. En un instant, se télescopent différentes époques où des éléments apparemment très éloignés les uns des autres provoquent la même félicité. Dans le même temps, tous ses doutes au sujet de sa vocation s'évanouissent. :
‘Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement.(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.866)’Cependant, toutes les expériences précédentes ont eu lieu sans que le narrateur ait jamais été converti : le trébuchement est une expérience décisive puisqu'elle va permettre au narrateur de tisser un lien entre les différentes extases qu'il a vécues, de les relier en les relisant. Lorsqu'il perçoit la parenté entre la sensation éprouvée sur les pavés inégaux de la cour de l'hôtel de Guermantes et celle éprouvée jadis sur ‘«’ ‘deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc’» (III, 867), il se perçoit comme un sujet situé en dehors du temps puisque le passé et le présent se confondent et en dehors de l'espace puisque l'hôtel de Guermantes et le baptistère de Saint-Marc se recouvrent. (III, 871). Ainsi, décidé à fixer ces moments de ravissement, le narrateur s'isole de la communauté humaine, (III, 867) et devient indifférent aux contingences, parmi lesquelles la mort :
‘Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles, à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à une certitude, et suffisante, sans autres preuves, à me rendre la mort indifférente ? (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.867)’On peut penser que cette expérience d'indifférence à la mort va permettre au sujet de garder suffisamment de maîtrise par rapport aux sensations pour pouvoir les analyser. C'est à partir de ce sentiment d'indifférence que naît la certitude que l'acte de création provient de ‘«’ ‘l'instinct’» (III, 88O) et non de l'intelligence. De la certitude que la réalité est celle qui est sentie, le narrateur tire la conclusion que l'œuvre d'art est une mise au jour des sensations enfouies, refoulées au fil du temps :
‘Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m'avait fait apercevoir que l'œuvre d'art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée ; je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, 899)’La comparaison entre le sujet et la graine montre l'étroite corrélation entre l'écriture et la mort. A cet égard, on peut noter qu'A la recherche du temps perdu commence par l'évocation du sommeil, forme comparable à la mort et s'achève par l'évocation de la mort : littéralement, c'est le temps qui a le dernier mot et l'écriture est une tentative pour le maîtriser. Le saisissement ou le sommeil provoquent une indifférenciation temporelle et une indifférenciation entre le sujet et les choses (I,1), condition préalable à l'écriture. Les souvenirs refoulés deviennent des éléments essentiels de la fiction à partir desquels vont s'enchaîner le épisodes conduisant à la création (III, 1044). La mort est l'élément constant qui parcourt la vie du narrateur et cette obsession est liée à la conviction que la mort est génératrice de l'œuvre d'art 301 :
‘Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que l'herbe pousse non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaîment, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l'herbe».(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.1038)’Persuadé que les moments de ravissement témoignent d'une permanence du sujet qui échappe au temps, le narrateur va essayer de retrouver par l'esprit ce qui est menacé de disparition par le corps (III, p.1035). Ecrire, c'est donc faire revivre cette vie passée, perdue (III, p.899) en acceptant l'idée de la mort. C'est un moyen d'inverser le rapport à la vie, perçue comme une succession de morts :
‘Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.1038)’Cependant, l'écriture exige un ordonnancement, une maîtrise du déroulement temporel nécessaire à l'élaboration d'une histoire, celle d'un enfant devenu vieillard, et la maîtrise d'une cohérence logique de l'histoire d'une vocation puisque tous les éléments doivent être lus dans la perspective d'une naissance à l'écriture. Il y a donc une contradiction entre la volonté d'accorder la priorité à l'instinct -les souvenirs seraient exposés dans le chaos de leur apparition- et la nécessité d'accorder la priorité à l'intelligence pour orienter les événements dans la perspective d'un récit d'apprentissage. En effet, la fiction proposée naît d'une réflexion sur la lecture et l'écriture, c'est-à-dire qu'A la recherche du temps perdu donne la priorité à l'intelligence qui met à distance les expériences vécues.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire la fiction, le narrateur n'est pas Marcel Proust et A la recherche du temps perdu n'est pas l'œuvre de toute une vie. A l'origine se trouve une œuvre critique, Contre Sainte-Beuve, dans laquelle Marcel Proust s'oppose à l'idée selon laquelle le sens d'une œuvre se trouve dans la vie sociale de l'écrivain. A l'évidence, Sainte-Beuve n'a pas su lire ses contemporains parce qu'il ne s'est intéressé qu'aux personnages mondains, non à leur individualité profonde. La conviction qu'écrire ou lire (III, p.911 et p.1033), c'est mettre au dehors ce qui est enfoui en soi, refoulé, caché, va fournir à Marcel Proust le sujet du livre qu'il veut écrire : à partir de l'opposition entre la réalité extérieure et la réalité intérieure, Marcel Proust va prouver que l'œuvre littéraire naît d'une recréation d'une réalité intérieure et non d'une réalité extérieure contrairement à ce que voulaient prouver les romanciers réalistes. Par conséquent, l'observation ne conduit qu'à l'apparence des choses et non à leur essence (III, p.898). L'écrivain doit creuser sous l'apparence, radiographier et non observer.
Par ailleurs, la conviction qu'il existe une possibilité de retrouver le temps perdu dans l'œuvre d'art va fournir à Marcel Proust le mode d'organisation de son roman. En effet, puisque l'œuvre du narrateur naît au terme de la vie, chaque élément de la fiction est choisi en fonction de l'épisode final de la bibliothèque. C'est en ce lieu que le narrateur va découvrir qui il est et quel écrivain il veut devenir ; or, une bibliothèque est un lieu qui renvoie à l'identité de son propriétaire : en effet, chaque collection de livres est unique, personnelle, en perpétuelle transformation comme l'est l'individu. Il n'est donc pas étonnant que ce lieu intervient souvent dans la prise de conscience de soi. Ainsi le sommeil initial de l'enfant préfigure-t-il la mort imminente du vieillard qu'il est devenu. La fiction est sans cesse interrompue pour être commentée. De ce fait, A la recherche du temps perdu se bâtit ‘«’ ‘comme une robe’» (III, p.1033) par couture de ‘«’ ‘paperoles’» qui sont à relier, à relire, à commenter dans la perspective du résultat final dont le sens ne sera trouvé que lorsque le livre annoncé sera achevé, ce qui n'arrive pas au terme du livre.
Marcel Proust écrit l'histoire de sa découverte dans A la recherche du temps perdu en racontant sous forme de fiction les étapes conduisant à la création littéraire. A l'origine se trouverait donc le saisissement lié à des sensations -clochers de Martinville, tintement de la cuiller, madeleine…- à partir duquel naît la conviction de pouvoir créer une œuvre selon un projet original -le sujet du livre est la recherche de ce sujet- et selon un style particulier comparable à celle du peintre (Elstir et ses marines), du musicien (Vinteuil et sa sonate) ou de la cuisinière ( Françoise et son bœuf mode). Cependant, ce livre annoncé est-il A la recherche du temps perdu ? A priori non puisque rien dans le texte ne permet de dire que le narrateur est Marcel Proust : par exemple, il n'est fait nulle part allusion aux textes qui ont précédé A la recherche du temps perdu. Il reste donc un vide, une tache blanche, point de mire à partir duquel se lit A la recherche du temps perdu. A cet égard, on peut analyser un passage du roman pour montrer comment Marcel Proust bâtit sa robe. Invité à l'hôtel de Guermantes, le narrateur entre dans la bibliothèque où il se livre à une profonde réflexion sur les sensations 302 qu'il a éprouvées et sur la littérature. Vient alors le sentiment que ce qu'il éprouve s'apparente ‘«’ ‘à des traits moins marqués, mais discernables, et au fond assez analogues, chez certains écrivains’ ‘»’ ‘. ’(III p.919) Un fragment des Mémoires d'Outre-Tombe est alors inséré dans le texte. La présence de guillemets souligne la démarcation entre les deux écrits distincts :
‘N'est-ce pas à une sensation du genre de celle de la madeleine qu'est suspendue la plus belle partie des Mémoires d'Outre-Tombe : «Hier au soir je me promenais seul…je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive.»(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.919)’La citation est rapportée inexactement. En effet, il y a une disparition d'une partie du texte des Mémoires d'Outre-Tombe 303 soulignée dans A la recherche du temps perdupar l'usage de points de suspension : il s'agit donc d'une citation coupée, trouée. On peut se demander la raison pour laquelle Marcel Proust creuse une brèche dans le texte de Chateaubriand. Pour cela, il est utile de reprendre le texte de MOT pour mesurer l'ampleur de la découpe :
‘Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.Du premier paragraphe, Marcel Proust n'a donc gardé qu'une proposition. Par ailleurs, il effectue une modification dans la construction du texte de Chateaubriand puisque ‘«’ ‘je fus tiré’» est le début d'une phrase et d'un paragraphe (MOT, p.116) ; or, dans A la recherche du temps perdu, la majuscule et le retour à la ligne disparaissent. De plus, la citation, quoique resituée par rapport à l'ensemble plus vaste des MOT dont elle provient, n'est pas explicitement attribuée à un scripteur précis ; cette disparition est à souligner dans la mesure où, quelques lignes plus loin, se trouvent associés le nom d'une œuvre et le nom d'un scripteur, soit ‘«’ ‘(…)Sylvie, de Gérard de Nerval’ ‘»’ ‘ 304 ’ ‘. ’La citation est donc, en l'occurrence, une (re)composition. Quelle est la justification de cette particulière «percée» dans la citation ? On peut émettre l'hypothèse selon laquelle la citation à usage de ‘«’ ‘plus belle partie des MOT’» doit être ajourée car la pièce manquante est défectueuse par rapport à la notion de beauté. Mais c'est un jugement de valeur qui ne permet aucune analyse. On peut émettre l'hypothèse selon laquelle la pièce manquante resurgit harmoniquement dès l'évocation des premiers mots du paragraphe comme le nom du scripteur resurgit dès l'évocation du titre : cela suppose le partage d'un univers culturel entre le scripteur et le lecteur. On peut émettre l'hypothèse selon laquelle le trou du texte, reprisé à petits points de suspension qui suturent les deux bords disjoints des pavés textuels, est la marque visible du refus de reconnaître que René de Chateaubriand raconte la même expérience que Marcel Proust. En effet, dans le passage censuré, il est question de la mort, origine de la sensation (le chant de la grive) et de la réflexion (l'écriture des MOT). Or, toute réminiscence proustienne est reconnaissance de la mort : ici, la mort reconnue et tue est celle d'Henri et de Gabrielle. Le fragment textuel qui a filé dans la citation est une allusion à la mort : le scripteur, bouche cousue, bouche un coin du trou et en ferme l'accès au lecteur. Reste la trace du raccord. Le refus de reconnaître la similitude d'expériences se justifie par le fait qu'il contredit l'originalité de l'œuvre que Marcel Proust est en train de construire. Au vue de cette brève citation, on constate que le texte proustien se construit par reprisage autour d'un vide : il y a toujours du blanc à remplir, un trou à combler par de nouvelles «paperoles». Le détour par Chateaubriand permet de saisir ce qui est refoulé en soi -la censure effectuée est la preuve de cette compréhension- pour le refouler en occultant l'objet censuré.
Apparaît ainsi dans la structure même de l'œuvre, l'impossibilité de tout dire et la tentative de s'y risquer. Le lecteur, invité à construire son propre parcours, est donc leurré, car l'expérience singulière ne peut être partagée. L'écriture réflexive ne vaut que pour celui qui refait l'expérience à son compte :
‘Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p.1033)’Chaque lecteur a donc la possibilité de faire le même parcours et de devenir le scripteur de sa propre expérience. Par conséquent, seule la lecture effectuée à travers des verres grossissants est un préalable à l'écriture et Marcel Proust défend l'idée selon laquelle tout lecteur est potentiellement un écrivain. L'interrogation sur l'écriture renvoie au sujet - quoi écrire sinon soi ?- et l'on pourrait penser, par conséquent, que la fiction est un dispositif qui permet à chaque lecteur de se voir tel qu'en lui-même.
Dans Le corps de l'œuvre,, Didier Anzieu explique que « le processus créateur obéit à des lois générales» (p.10) dont la première phase est une phase de saisissement (p.95).
On peut penser que Chateaubriand, évoqué dans la bibliothèque de Guermantes, est le modèle, père spirituel du narrateur.
Le mot «sensation» apparaît sept fois dans la page qui précède (III, p. 918)
Nous utiliserons l'abréviation MOT pour désigner Mémoires d'outre -tombe.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, III, p. 919