Parmi les fictions qui exposent leurs mécanismes d'élaboration, il en est certaines qui radicalisent l'auto-référentialité en focalisant l'intérêt du texte sur les jeux de construction. Il semble aller de soi que la poésie se définit par la construction formelle, mais à considérer la fiction à part et en fonction de l'idéologie de la représentation, on en vient à oblitérer ces jeux de construction ; les écritures fictionnelles à contraintes visent à montrer que toute écriture poétique suppose une construction.
La notion de contraintes renvoie à une conception de l'écriture selon laquelle le texte naît d'un travail sur la forme. Bien souvent, on condamne cette conception de l'écriture en pensant qu'elle s'oppose à la liberté individuelle : or toute fabrication suppose une technique, ce qui suppose des règles. L'écriture fictionnelle résulte d'une fabrication ; par conséquent, elle suppose un ensemble de règles. Néanmoins, il va de soi que la notion de contraintes d'écriture ne recouvre pas les contraintes discursives ; dans le champ de la critique littéraire actuelle, elle renvoie essentiellement aux pratiques d'écriture de l'Oulipo qui s'impose des règles formelles qui peuvent être énoncées explicitement. Cette conception de l'écriture privilégie la forme, génératrice de sens.
Cette conception s'articule sur une éthique. Comme le souligne Renaud Camus 305 , ‘«’ ‘ (…) plus vous croyez parler naturellement, plus vous êtes sincère et plus vous êtes parlé par votre culture, votre âge, votre milieu, etc. Ce n'est qu'en imposant à son discours des contraintes formelles toutes artificielles, où s'embarrasse le vouloir-dire, qu'on peut espérer échapper au babil implacable, en soi, de la Doxa.’ ‘»’ ‘’Les contraintes d'écriture sont des règles qui ne sont pas ancrées dans le champ culturel et permettent donc d'innover. Dans cette optique, le lecteur occupe une place essentielle. En effet, les écritures à contraintes suggèrent qu'il est possible d'apprendre à écrire et que tout lecteur est un scripteur potentiel. Il suffit de donner les contraintes pour que chacun produise de l'écriture. 306
Les écritures à contraintes 307 s'appuient donc sur des générateurs de formes qui vont produire du texte. Si la notion est rattachée aujourd'hui à l'Oulipo, on peut penser qu'elle est pratiquée par un plus grand nombre d'écrivains, hors du cercle restreint de l'Oulipo. Ainsi, la revue Formules publie-t-elle des textes écrits à l'aide de contraintes d'écriture ; ainsi Jean Ricardou conçoit-il également l'écriture comme un processus régi par un ensemble de règles que l'on peut explicitement énoncer.
La contrainte peut s'exercer à partir de textes déjà existants : en conséquence, la manipulation de matériaux textuels manifeste un irrespect aussi bien pour la notion de texte que pour les chefs-d'œuvre idolâtrés. Ainsi, Hervé Le Tellier propose-t-il dans Joconde jusqu'à 100 308 99 (+ 1) points de vue sur Mona Lisa. Le choix est significatif dans la mesure où le tableau de Léonard de Vinci est mondialement reconnu. Marcel Duchamp avait déjà pratiqué l'irrespect à l'égard de cette œuvre et l'on peut penser que les manipulations et transformations témoignent de l'indestructibilité et de la réserve créative contenue dans de telles œuvres. Le titre de chaque texte proposé par Hervé Le Tellier énonce explicitement la règle. Soit l'exemple suivant :
‘ le point de vue du professeur de françaisA la manière des Exercices de style de Queneau, Hervé Le Tellier propose 99 (+1) points de vue sur Mona Lisa. Dans l'exemple relevé, il s'agit du point de vue du professeur de français : la contrainte d'écriture est donc explicite et se fonde sur la reconnaissance de discours. Le style du professeur de français est reconnaissable à sa manière d'aborder une œuvre d'art. Soit l'exemple suivant :
‘ le point de vue de Georges PerecGeorges Perec s'étant rendu célèbre après avoir écrit un roman lipogrammatique, Hervé Le Tellier choisit le lipogramme en e comme contrainte d'écriture. Le lecteur peut, à son tour, proposer un point de vue. (p.108) Ce qui est peut-être une référence à Paludes dans la mesure où André Gide laisse une page blanche à remplir par le lecteur. L'Oulipo pratique, par ailleurs, l'écriture collective et transforme cette expérience singulière en un moyen de socialisation. Ainsi Georges Perec, Harry Mathews, Oskar Pastor, Brunella Eruli et Guillermo Lopez Gallego signent-ils ensemble 35 variations 309 : ils partent d'une phrase célèbre qu'ils soumettent à des contraintes explicitement énoncées. L'écriture porte sur cinq langues, c'est-à-dire que, pour chaque langue, Georges Pérec trouve des contraintes à respecter. En français par exemple, il choisit comme thème le début de la première phrase du roman de Proust : «Longtemps je me suis couché de bonne heure». En anglais, cette phrase devient :»To be or not to be, that is the question».(p.15) Puis il soumet ce thème à des contraintes d'écriture. Soit l'exemple suivant :
‘lipogramme en eLa contrainte d'écriture, explicitement énoncée, est lisible pour le lecteur. Soit cet autre exemple :
‘Palindrome strictLa contrainte est respectée, mais c'est au prix de la perte de sens. Comment dès lors apprécier cet écrit ? Peut-on penser que le respect de contraintes formelles soit suffisant pour écrire ? A l'évidence, les contraintes ne sont pas des recettes données dans le but de produire un objet, elles visent à élucider les choix d'écriture et à faire comprendre au lecteur les mécanismes d'élaboration du texte. Le reproche qui est parfois adressé aux écritures à contraintes, c'est de déterminer une composition sans élaborer en même temps le sens. Jacques Jouet 310 pose la question suivante : ‘«’ ‘Est-ce que la contrainte est arbitraire ou est-ce qu'elle porte du sens ?’ ‘»’ ‘’Il montre que les Oulipiens eux-mêmes répondent différemment et il postule que dans son travail à contraintes ‘«’ ‘la contrainte porte du sens’». Pour certains écrivains qui pratiquent l'écriture à contraintes, l'utilisation d'un procédé d'écriture doit être systématique pour que le texte, ainsi saturé, soit reconnu comme texte à contraintes. Cette systématicité permet la lisibilité de la contrainte.
cité par Jan Baetens et Bernardo Schiavetta dans Formules n°1 p.11
Si l'on s'en réfère à Didier Anzieu, Le corps de l'œuvre, le code est la troisième phase du travail créateur. En conséquence, on peut penser que, du point de vue des apprentissages, partir de la contrainte pour faire écrire -la contrainte n'étant pas reliée aux précédentes phases de création- ne peut aboutir qu'à des productions inertes, singées. Pourtant, il nous semble que, dans le domaine des apprentissages, c'est le détour nécessaire pour acquérir des compétences scripturales.
Bernardo Schiavetta avec la collaboration de Jan Baetens, Définir la contrainte, dans Formules n°4
Hervé Le Tellier, Joconde jusqu'à 100
Georges Perec, harry Mathews, Oskar Pastior, Brunella Eruli et Guillermo Lopez Gallego, 35 variations
Jacques Jouet, Ma grand-mère, que vous avez de grands dogmes dans Formules n°4 p.75 sq