Mise en fiction de la contrainte 

Pratiquant ce qu'il théorise et théorisant ce qu'il pratique, Jean Ricardou écrit Les lieux-dits, texte qui désigne son propre fonctionnement. Jean Ricardou distingue la fiction de la narration : il défend la thèse selon laquelle une fiction se crée pour représenter la narration qui la constitue. Les fictions ricardoliennes sont donc a priori métatextuelles. Les lieux-dits de Jean Ricardou 316 illustre la dimension auto-représentative de la fiction. Le titre renvoie à cette dimension dans la mesure où l'activité d'écriture est un acte performatif et renvoie tout à la fois à la dimension référentielle puisque le texte propose également une fiction qui se déroule dans un espace découpé en lieux-dits. Le titre est dédoublé, puisqu'il y a un sous-titre -‘»’ ‘Petit guide dans un voyage dans le livre’»- dont la fonction est d'exhiber la fonction auto-représentative du texte, tout en désignant celui-ci comme un outil pour le lecteur qui doit voyager dans le livre. Par conséquent, dès le titre, Jean Ricardou annonce la double dimension du texte : métatextuelle et fictionnelle.

Le livre est composé de huit chapitres ordonnés alphabétiquement et chaque nom de lieu-dit est composé de huit lettres : le chiffre huit est le chiffre emblématique de Jean Ricardou car il correspond justement au nombre de lettres de son nom. C'est pourquoi on le retrouve d'un texte à l'autre dans un système de réglage textuel. Le carré de huit formé à partir des huit noms de lieux-dits est biffé par un acrostiche diagonal 317 comme s'il s'agissait de lire le texte ‘«’ ‘par oblique’ ‘»’ ‘’(p.16). On peut également penser que cette biffure renvoie aux deux axes du langage - l'un syntagmatique, l'autre paradigmatique- renvoyant à deux manières de lire le texte. Soit :

BANNIERE
BEAUFORT
BELARBRE
BELCROIX
CENDRIER
CHAUMONT
HAUTBOIS
MONTEAUX

De l'ordonnancement du texte en huit chapitres va découler le voyage des personnages, fractionné en huit étapes. Il y a donc dédoublement du texte qui est à lire à la fois dans sa dimension métatextuelle et sa dimension fictionnelle. Le peintre Albert Crucis dont ‘«’ ‘la signature de chaque œuvre s'orne, tenant lieu d'un point sur l'i, d'un fin graphisme en forme de croix’» (p.15) est un dédoublement de Jean Ricardou dont on sait que la signature est ‘«’ ‘un fin graphisme en forme de croix’» (p.15). Par ailleurs, les lettres «i» et «j» étant, étymologiquement, équivalentes, on peut penser que le «i» présent dans la signature du peintre renvoie également à Jean Ricardou. 318

Si l'on s'en tient à ces deux seuls éléments -le chiffre huit et la croix-, on peut montrer qu'ils fonctionnent comme supports d'inscription du métatextuel et du fictionnel. Ainsi, on peut penser que la croix renvoie au croisement entre l'acrostiche diagonal -BELCROIX- et chacun des huit noms d'un lieu-dit : chaque chapitre proposant alors un nouvel entrecroisement, correspondant à une texture spécifique.

Ainsi, à ne considérer pour le moment que l'entrecroisement offert entre le nom «BELCROIX» et le titre du chapitre initial «BANNIERE», on constate qu'il permet la rencontre de séries d'éléments qui serviront de base à l'écriture de la fiction. Par exemple, le mot «croix» va générer la ‘«’ ‘croix emblématique’» (p.12) brodée sur la bannière des ‘«’ ‘instigateurs de la Croisade’» (p.12). Par exemple, la vie du village va être générée par l'expression «la croix et la bannière» puisque la venue des étrangers va diviser les villageois. Par exemple, les étrangers venus porter la croix emblématique en ce lieu-dit seront huit comme l'ordre des chevaliers de Malte, ‘«’ ‘divisé en nations, ou langues, au nombre de huit’» (p.17). On le voit, la bannière, la croix et le chiffre huit servent de mécanisme de sélection des éléments fictionnels qui sont générés par un système de reflets. La fiction montre les éléments qui structurent le texte et le contenu fictionnel devient tributaire de la forme programmée.

Ce que veut montrer Jean Ricardou, c'est que le processus scriptural naît d'une combinatoire entre les signes et la cohérence de la fiction résulte d'une cohérence entre eux. Le texte est structuré par ce système de renvois entre les mots. En ce sens, Jean Ricardou montre qu'il n'a rien à raconter a priori si ce n'est l'avènement d'une écriture. Ainsi, la première phrase du roman raconte-t-elle le texte en train de s'écrire :

‘A peine franchie, sous les nuées, cette sombre ligne de faîte, tout le pays, en contrebas, dispense de reflets.» (Jean Ricardou, Les lieux-dits, p.9)’

L'expression «nuées» désigne métaphoriquement la masse blanche de la page, ‘«’ ‘cette sombre ligne de faîte’» désigne la ligne d'écriture, ‘«’ ‘tout le pays, en contrebas’» désigne la suite du texte et le mot «reflets» désigne le processus de fonctionnement du texte réglé par ‘«’ ‘une sorte de mathématique réfléchie’» (p.7). La dimension auto-représentative vise à représenter la construction de la fiction. Cela suppose un dispositif métatextuel, c'est-à-dire un dispositif faisant référence au texte. Le dispositif utilisé par Jean Ricardou est fondé sur la polysémie qui permet le dédoublement d'un énoncé -l'un fictionnel, l'autre métatextuel- sans ajout discursif.

Pratiquées dans les fictions, les écritures à contraintes visent à exhiber le travail formel, producteur de texte. De tels programmes d'écriture permettent au lecteur de comprendre que la fiction est poésie.

Notes
316.

Jean Ricardou, Les lieux-dits

317.

Jean Ricardou, Le nouveau roman

318.

Dans La prise de Constantinople, l'un des éléments générateurs de la fiction est INRI placé au faîte de la croix, la lettre I renvoyant à Iésus.