D'un minotaure à l'autre

Dans une nouvelle du recueil L'aleph, Jorge Luis Borges récrit le mythe du Minotaure : le titre du recueil renvoie à la première lettre de l'alphabet hébreu, qui désigne le taureau et figure une tête de taureau. Dans La demeure d'Astérion 326 , l'histoire est racontée du point de vue du monstre lui-même et non plus de Thésée, le héros salvateur. S'effectue ainsi un déplacement du regard ; la récriture du mythe est une lecture critique : Jorge Luis Borges donne la parole au monstre, jusque là muet, privé de parole. Par ailleurs, Jorge Luis Borges ne dévoile pas immédiatement l'identité du narrateur : le mot ‘«’ ‘Minotaure’» n'apparaît pas dans le texte, et les indices d'identification n'apparaissent que progressivement. Il lui donne un nom propre -Astérion- prouvant par là que tout être, avant d'être un monstre est une personne humaine, à moins de considérer que tout être est un monstre et que toute naissance est une catastrophe. En tant que personne, Astérion a une conscience réflexive et une dimension pathétique par sa solitude et sa monstruosité.

‘Je suis unique ; c'est un fait. Ce qu'un homme peut communiquer à d'autres hommes ne m'intéresse pas. Comme le philosophe, je pense que l'art d'écrire ne peut rien transmettre. (Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p.88)’

Jorge Luis Borges considère le solipsisme absolu d'Astérion, à l'image du créateur qui ne peut transmettre son expérience du monde. Astérion connaît les pouvoirs de l'imagination :

‘(…) je me précipite dans les galeries de pierre jusqu'à tomber sur le sol (…) Je me cache dans l'ombre d'une citerne (…) je joue à être endormi (…) de tant de jeux, je préfère le jeu de l'autre Astérion. (Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p.89)’

Inventer un autre Astérion lui permet de concevoir le monde comme un lieu à l'image de sa demeure : le jeu du dédoublement est omniprésent :

‘Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Il n'y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze (sont en nombre infini). La demeure a l'échelle du monde ou plutôt, elle est le monde. (Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p.89)’

Seuls deux éléments ne se dédoublent pas : le soleil et Astérion. On peut penser qu'Astérion, victime sacrificielle, est un double du soleil ‘«’ ‘enchaîné’», et son sang va permettre de libérer l'énergie solaire. La récriture du mythe du Minotaure par Jorge Luis Borges révèle d'autres intertextes, plus anciens. En effet, dans le mythe védique, Mithra et Varuna sont deux figures contraires et complémentaires de la souveraineté. ‘«’ ‘Mithra en incarne l'aspect juridico-sacerdotal, bienveillant, conciliant, lumineux, proche de la terre et des hommes ; Varuna, l'aspect magique, violent, terrible, ténébreux, invisible et lointain.’ ‘»’ ‘ 327 ’ ‘’Tous deux garantissent l'ordre cosmique, au prix d'un accord conclu par le sacrifice d'un taureau. Astérion serait alors le double de Thésée-Mithra. Le lecteur navigue d'un intertexte à un autre, d'une interprétation à une autre, sans que le sens soit jamais enchaîné.

Si la demeure ‘«’ ‘est le monde’», comme le dit Astérion, alors le labyrinthe n'est plus une construction architecturale séparée du monde ; il est le monde. Les oppositions du mythe grec -dedans / dehors, homme / animal- s'abolissent. Dans le sens de cette interprétation, une autre nouvelle du même recueil -Les deux Rois et les deux Labyrinthes- présente le désert comme un labyrinthe. Il est remarquable que cette nouvelle soit la quatorzième (soit l'infini) du recueil. L'univers -création divine- s'oppose au labyrinthe -création humaine- et l'on peut penser que, dans la perspective borgésienne, l'univers est la réponse divine à la construction babélienne du roi babylonien. En effet, la construction du labyrinthe est considérée comme un scandale :

‘Cet ouvrage était un scandale, car la confusion et l'émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent point aux hommes. (Jorge Luis Borges, Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes, p.171)’

En conséquence, le monde est un labyrinthe et le monstre représente n'importe quelle conscience réflexive dans le monde. Le déplacement du point de vue permet de récuser le mythe, dénoncé comme ‘«’ ‘une fable grotesque’» : Astérion ne se pense pas comme un prisonnier, mais comme un rédempteur qui, tous les neuf ans, ‘«’ ‘délivre de toute souffrance’» neuf êtres humains et lui-même attend le rédempteur qui le délivrera de la vie. On peut d'ailleurs penser que si Thésée est le rédempteur d'Astérion, il devra, dans la perspective de la nouvelle borgésienne, attendre lui aussi un rédempteur. 328 Le chiffre 9, choisi par Jorge Luis Borges, à la place du chiffre 7, peut s'expliquer par le fait que ses propriétés mathématiques en ont fait le symbole de la spécularité. Contrairement à Thésée qui, dans le mythe grec, comprend le sens de son engagement, Astérion ne tire aucune certitude de ses réflexions et ses dernières questions ne lui permettent pas de comprendre le sens de sa mort :

‘Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d'homme ? Ou sera-t-il comme moi ? (Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p. 90)’

La monstruosité d'Astérion est celle de tout homme, monstrueux parce que unique, et parce que échouant dans sa tentative de penser le monde. Astérion ne sait pas lire le monde ; seule la vision lui permet de percevoir la spécularité à l'infini :

‘Ceci, je ne l'ai pas compris, jusqu'à ce qu'une vision nocturne me révèle que les mers et les temples sont aussi quatorze (sont en nombre infini). (Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p.90)’

Récrire le mythe permet à Jorge Luis Borges de répéter sa conviction de l'échec de toute conscience réflexive et fait de chaque homme le Minotaure. Par ailleurs, si le mythe est dénoncé comme ‘«’ ‘une fable grotesque’», c'est pour s'opposer à une conception transparente de l'histoire. En effet, on peut penser que le mythe est le labyrinthe de l'écrivain, sa demeure : s'il y a une structure établie -celle du récit- qui est contraignante -le Minotaure doit mourir-, Jorge Luis Borges montre que d'autres cheminements sont possibles. Il est lui-même Astérion. L'intertexte mythique est le labyrinthe que l'écrivain parcourt : il n'y a, par conséquent, pas de frontière entre la fiction et l'univers ; la littérature est un univers réversible comme le labyrinthe est le cosmos. Par suite, l'intertexte mythique n'est pas clos : par la récriture, il devient un univers, lui-même labyrinthe du lecteur, c'est-à-dire, pour reprendre la définition qui en est proposée par Jorge Luis Borges dans L'immortel 329 ‘«’ ‘une chose faite à dessein pour confondre les hommes’». Le lecteur est alors, lui aussi, Astérion, au cœur du texte à parcourir. Dans la nouvelle La bibliothèque de Babel 330 , Jorge Luis Borges compare l'univers à une bibliothèque, elle-même décrite comme un labyrinthe :

‘L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. (…) Premier axiome : la Bibliothèque existe ab eterno. (…) la Bibliothèque est illimitée et périodique. S'il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre -qui, répété, deviendrait un ordre : l'Ordre.(Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel, p.71)’

De ce fait, on n'entre pas dans la bibliothèque, on y est depuis toujours. De plus le voyageur erre à jamais dans cet espace illimité. Or ce voyageur est un lecteur ; on peut donc penser que chaque livre de la bibliothèque est un labyrinthe. Dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent 331 , le livre et le labyrinthe sont associés :

‘Ts'ui Pên a dû dire un jour : Je me retire pour écrire un livre. Et un autre : Je me retire pour construire un labyrinthe. Tout le monde imagina qu'il y avait deux ouvrages. Personne ne pensa que le livre et le labyrinthe étaient un seul objet. (Jorge Luis Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, p.99)’

Le cheminement d'Astérion, voyageur-lecteur dans le texte-labyrinthe, est une expérience de la solitude et du questionnement dans un univers incompréhensible. C'est aussi une expérience initiatique dans la mesure où Astérion apprend à ne plus craindre la mort :

‘(…) la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe (…)
«Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu.»(Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion, p.91)’

L'expérience du labyrinthe est donc un rituel d'initiation à la mort. Si l'on s'en réfère à une autre nouvelle de Jorge Luis Borges parue dans le même recueil -L'immortel- le souhait de l'un des personnages est de retrouver le fleuve qui donne l'immortalité. Or celle-ci ne s'acquiert que par la perte de l'individualité :

‘J'ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort. (Jorge Luis Borges, L'immortel, p. 36)’

En ce sens, Jorge Luis Borges affirme la mort de l'auteur. En conséquence, le texte n'appartient à personne en particulier et chacun peut être irrespectueux à son égard, se le réapproprier, le récrire. Jorge Luis Borges s'inscrit contre le préjugé classique selon lequel ‘«’ ‘un texte est un être de langage qui fait autorité’ ‘»’ ‘’ ‘ 332 ’ ‘’et propose de considérer le texte comme une variation 333 .

Récrivant le mythe du Minotaure, Jorge Luis Borges parcourt toutes les voies que le récit offre ; l'intertexte central ouvre des voies vers d'autres intertextes. La figure du monstre s'en trouve modifié et il n'est plus possible après la lecture des textes de Jorge Luis Borges de relire les intertextes sans cet éclairage contemporain. On peut penser que dans la logique borgésienne, l'intertextualité confirme la mort de l'auteur, comme génial inventeur de son texte : tout texte récrit un texte antérieur que chacun peut lire, récrire en fonction de son propre parcours.

Notes
326.

Jorge Luis Borges, La Demeure d'Astérion dans L'aleph, p.87 sq

327.

Robert Turcan, Mithra et la mithriacisme, p.13

328.

André Siganos, L'imaginaire et le labyrinthe, dans Le fil d'Ariane, p.12

329.

Jorge Luis Borges, L'immortel dans L'aleph, p.13 sq

330.

Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel dans Fictions

331.

Jorge Luis Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent dans Fictions p.91 sq

332.

Michel Charles, Introduction à l'étude des textes, p.40

333.

Michel Charles, op.cit. p.58.