D'un labyrinthe à l'autre

Michel Butor reprend le même intertexte dans L'emploi du temps 334 . Le narrateur découvre au musée des Beaux-Arts de Bleston les tapisseries Harrey dont ‘«’ ‘les dix-huit panneaux de laine racontaient tous l'histoire de Thésée’ ‘»’ ‘. ’(p.70) Le narrateur Jacques Revel prend donc connaissance du mythe grâce à un licier du XVIIIème siècle : ce créateur a interprété l'œuvre permettant ainsi au mythe de vivre dans la mémoire de tous les visiteurs du musée. Comme Ariane permettant à Thésée de vaincre l'épreuve du labyrinthe, le licier offre au visiteur de Bleston un fil pour s'orienter dans l'histoire. Lors de sa première visite au musée, Jacques Revel remarque essentiellement le onzième panneau :

‘Je ne savais pas que les dix-huit panneaux de laine racontaient tous l'histoire de Thésée ; il n'y a pas d'étiquettes sur le mur pour indiquer le sujet de chacun (…) Un homme à tête de taureau égorgé par un prince en cuirasse, dans une sorte de caveau entouré de murs compliqués, à gauche duquel, en haut, sur le pas d'une porte ouvrant sur le rivage de la mer, une jeune fille en robe bleue brodée d'argent, haute, noble, attentive, tire de sa main droite un fil se déroulant d'un fuseau qu'elle tient entre le pouce et le médius de l'autre, un fil qui serpente dans les méandres et les corridors de la forteresse, un fil épais comme une artère gorgée de sang, qui va s'attacher au poignard que le prince enfonce entre le cou du monstre et son poitrail humain, une jeune fille que l'on revoit à droite, au loin, sur la proue d'un bateau qui file, sa voile noire gonflée de vent, en compagnie du même prince et une autre jeune fille très semblable mais plus petite et drapée de violet. (Michel Butor, L'emploi du temps, p.70)’

Cette description de la tapisserie contient tous les fils de l'histoire de Jacques Revel, mais celui-ci ignore pour l'instant qu'il est en train de lire sa propre histoire. 335 Il lui faudra plusieurs visites au musée pour approfondir sa connaissance du mythe. Ainsi, lors de sa deuxième visite (p.155), connaît-il par cœur la nomenclature complète de dix-huit tapisseries et lors de la troisième visite qu'il effectue en compagnie de James Jenkins, il approfondit sa connaissance du mythe car le jeune homme lui fait remarquer que les scènes «ne sont pas des instantanés mais qu'elles représentent presque toutes des actions qui durent un certain temps (…) (p.211). Le mythe antique est donc l'objet de relectures successives qui vont aboutir à des superpositions d'images. Ainsi, lorsque Jacques Revel visite l'ancienne cathédrale de Bleston, il s'arrête devant le Vitrail du Meurtrier représentant Caïn tuant Abel :

‘Caïn tuant son frère Abel, Caïn dans une cuirasse lui moulant le ventre avec des rubans flottant sur ses cuisses comme Thésée, presque dans la même attitude que Thésée aux prises avec le Minotaure (…). (Michel Butor, L'emploi du temps, p.72)’

Désormais, dans la mémoire de Jacques Revel, le mythe antique filtre toutes les images qu'il perçoit : les images de Caïn et de Thésée s'amalgament.

Par ailleurs, cette superposition d'images joue un rôle majeur dans l'histoire de Bleston. En effet, Caïn est le fondateur des villes et le verrier s'est servi de Bleston comme modèle :

‘«et aedificat civitatem» («et il construisit une cité»), cette cité que vous voyez se déployer en bas dans toute la largeur de la fenêtre, et que l'artiste a représentée en s'inspirant de celle qu'il avait alors sous les yeux, de la Bleston de ce temps-là, ce qui donne à toute cette partie une très grande valeur de document, puisque l'on y voit représentés assez fidèlement des édifices aujourd'hui disparus. (Michel Butor, L'emploi du temps, p.74)’

L'artiste crée la réalité et Bleston est devenue une ville caïnite dans la mesure où elle a été le lieu de luttes fratricides :

‘(…) c'est une longue et vieille histoire ; cela remonte aux temps mêmes où l'on fabriquait ces vitraux, au seizième siècle, au moment du passage de l'Angleterre à l'anglicanisme. Les querelles ont été vives à Bleston ; il y a eu des batailles dans les rues et des morts. ( Michel Butor, L'emploi du temps, p.79)’

Les insurgés détruisent ensuite le vitrail d'Abel car ils reprochent à l'évêque orthodoxe d'être sous le sceau de Caïn ; de ce fait, seul survit le signe de Caïn, l'emblème de Bleston, ville caïnite. L'écrivain George Burton écrit un roman policier -Le meurtre de Bleston 336 - dans lequel il théorise et met en pratique sa conception du roman policier :

‘(…)» tout roman policier est bâti sur deux meurtres dont le premier, commis par l'assassin, n'est que l'occasion du second dans lequel il est la victime du meurtrier pur et impunissable, du détective qui le met à mort, (…)
Ainsi, le premier meurtre» (celui du joueur de cricket, Johnny Winn, abattu par son frère dans la Nouvelle Cathédrale sous le croisement des jubés) «n'est pas seulement l'occasion, mais la préfiguration du second» (celui du fratricide Bernard Winn, qui se fait abattre par Barnaby Morton dans l'Ancienne Cathédrale parmi les taches rouges que projette le Vitrail de Caïn)» qui conclut ce que l'autre avait commencé et laissé en suspens.
Le détective est le fils du meurtrier, Œdipe (…)» (Michel Butor, L'emploi du temps, p.148)’

Lors d'une troisième visite au musée de Bleston en compagnie de Lucien, Jacques Revel comprend le rapprochement inévitable entre Œdipe et Thésée (p.173). Se superposent donc les images liées à Thésée, Caïn et Œdipe, tirées d'histoires différentes, mais s'enchevêtrant en un écheveau dans l'histoire personnelle de Jacques Revel.

Jacques Revel va s'identifier à Thésée luttant contre Bleston, labyrinthe et Minotaure. Dès son arrivée, le narrateur se perd dans cette ville dont il se considère comme le prisonnier : le lieu où il loge s'appelle l'Ecrou. Le plan de Bleston qu'il acquiert rapidement souligne la structure labyrinthique de la ville. En effet, de nombreux repères sont prévus pour s'orienter, mais comme tout se dédouble le héros ne cesse de se perdre. La prolifération des signes, démultipliés et inscrits dans la ville, aboutit à la perte de repères dans cette construction aux contours insaisissables. La ville de Bleston et le texte de Michel Butor sont des constructions labyrinthiques.

Comme Œdipe, Jacques Revel va tenter de déchiffrer tous les signes à l'aide de plans, guides, visites au musée, commentaires des habitants : il doit résoudre l'énigme que lui propose Bleston par la lecture des signes qu'elle lui offre. Son journal fait état de son parcours : l'écriture est une tentative pour échapper à l'amnésie mais surtout pour maîtriser la ville qui le meurtrit :

‘Je t'avais touchée à vif, ville de Bleston (…) Il est donc enfin clair que j'ai su effectivement te l'infliger, cette blessure, que mon écriture te brûle, puisqu'il est clair que je n'ai échappé que de justesse à la destruction de ces pages grâce auxquelles tout cela est enfin clair, gardé contre ton grand travail d'oubli (…) C'est pourquoi je te remercie de t'être si cruellement, si évidemment vengé de moi, ville de Bleston que je vais quitter dans moins d'un mois, mais dont je demeurerai l'un des princes puisque j'ai réussi, en reconnaissant ma défaite, à exaucer ton désir secret de me voir survivre à cet engloutissement, à cette sorte de mort que tu m'avais réservée (…). (Michel Butor, L'emploi du temps, p. 261)’

L'écriture lui permet donc de triompher de la ville-monstre, Minotaure et labyrinthe, mais cela implique qu'il revive au présent l'expérience mythique :

‘Le cordon de phrases qui se love dans cette pile et qui me relie directement à ce moment du 1er mai où j'ai commencé à le tresser, ce cordon de phrases est un fil d'Ariane parce que je suis dans un labyrinthe, parce que j'écris pour m'y retrouver, toutes ces lignes étant les marques dont je jalonne les trajets déjà reconnus, le labyrinthe de mes jours à Bleston, incomparablement plus déroutant que le palais de Crête, puisqu'il s'augmente à mesure que je le parcoure 337 , puisqu'il se déforme à mesure que je l'explore. (Michel Butor, L'emploi du temps, p.187)’

Si l'intertexte mythique consacre la victoire de Thésée, dans la perspective de Michel Butor, c' est un échec. En effet, le narrateur tente de consigner son histoire dans Bleston, mais son journal commence sept mois après son arrivée -‘»’ ‘MAI, octobre’»- (p.9). Le narrateur va être obligé de superposer deux strates temporelles : le temps où les faits se sont produits et le temps de l'écriture. Entre les deux moments, s'interposent des images qui vont faire écran. De ce fait, l'histoire n'offre aucune véritable transparence au narrateur qui doit toujours réinterpréter : s'il peut sortir du labyrinthe de la ville, il ne peut sortir du labyrinthe de sa propre mémoire qui cumule toutes les histoires. L'activité d'écriture à laquelle il se livre est en fait un moyen de cacher un secret : il s'agit de créer un ‘«’ ‘nouveau document’» pour ‘«’ ‘reconstituer (…) derrière le résultat final du camouflage, le visage de l'homme en train de se masquer’». (p.276). Le narrateur applique à sa propre situation ce qu'il dit à propos de l'écrivain George Burton :

‘c'est encore une épaisse couche de peinture (…) ce qu'elle recouvre, c'est un miroir, cette épaisse couche de peinture que ma plume gratte, telle une pointe de couteau (…) pour me révéler peu à peu, au travers de toutes ces craquelures que sont mes phrases, mon propre visage (…). (Michel Butor, L'emploi du temps, p.276)’

Utilisant les mots -words- comme une épée -sword-, le narrateur déchiffre sa propre énigme au miroir des intertextes auxquels il inflige certaines blessures.

L'Emploi du temps est, comme Bleston pour Jacques Revel, un labyrinthe dont le lecteur doit faire l'expérience. L'intertexte mythique lui sert de fil d'Ariane. Les références explicites à Thésée, Caïn ou Œdipe permettent un parcours cohérent dans le texte dans la mesure où ces histoires sont suffisamment ancrées dans la mémoire culturelle. Comme le musée de la ville qui offre des représentations du mythe de Thésée ou comme la cathédrale qui offre celles du mythe de Caïn, le roman de Michel Butor permet au visiteur-lecteur de retrouver les mythes qui structurent la société dans laquelle il est intégré. Le lecteur parcourt le texte en prélevant des indices qui lui serviront à se repérer.

Pourtant, le romancier ne se contente pas de réciter le mythe, il le recrée en fonction des codes sémiotiques de son époque, comme s'il s'agissait de redonner vie au mythe ancien en le dynamisant. Lors d'un entretien, 338 Michel Butor fait remarquer que ‘«’ ‘si on ne réveille pas perpétuellement Homère et les autres, (…) ils nous endorment obligatoirement et la bibliothèque devient très rapidement un cimetière. Donc il faut faire des fouilles dans les cimetières. La publication de nouveaux livres va permettre de faire des fouilles et de ressusciter ou de réveiller les livres morts ou endormis.’ ‘»’ ‘’On peut penser que le texte actuel permet de reposer les questions soulevées par les mythes anciens : en mettant le lecteur à l'épreuve du labyrinthe, Michel Butor lui demande de participer au questionnement. Dans ce texte saturé d'indices, dont la structure narrative est très complexe, la mémoire du lecteur accumule les informations qui s'enchevêtrent, se contredisent ou aboutissent à des impasses. Il revit dans le présent de la lecture une histoire mythique et son expérience ne peut s'inscrire dans aucun emploi du temps comme celui de Jacques Revel ne peut s'inscrire dans le texte. Ainsi, un fil se tisse entre tous les lecteurs du mythe antique. Paradoxalement, c'est en perdant le lecteur dans le labyrinthe textuel que Michel Butor transmet le mythe de Thésée : la lecture est véritablement une expérience.

L'écriture intertextuelle révèle les inscriptions anciennes enfouies dans la mémoire des hommes, mais cette révélation, qui ne peut se faire que par obscurcissement, permet de les faire résonner autrement. Selon Paul Watzlawick 339 , ‘«’ ‘la confusion aiguise nos sens et notre attention aux détails’». Le choix d'une écriture labyrinthique permet de découvrir une nouvelle manière de lire. L'écrivain est un alchimiste 340 qui transforme la matière et pour lequel l'hermétisme permet une quête initiatique. L'intertexte permet à Michel Butor de théoriser et de mettre en pratique sa conception de la lecture -écriture. A cet égard, on peut noter que les patrons de la ville de Bleston sont les protecteurs de l'écrivain :

‘Yabal, ancêtre de tous ceux qui filent (…) Yubal, l'ancêtre de tous les musiciens (…) Tubalcaïn, ancêtre de tous ceux qui travaillent les métaux (…)(Michel Butor, L'emploi du temps, p.75)’

Comme Yabal, l'écrivain tisse le texte ; comme Yubal, il le fait résonner ; comme Tubalcaïn, il transmue la matière langagière.

L'écriture intertextuelle montre la façon dont les écrivains puisent dans les textes, tissant des liens entre des éléments disjoints, redonnant une vie nouvelle à des histoires qui risquent d'être oubliées. Cette pratique renvoie à une conception de l'écriture selon laquelle écrire c'est récrire. Dans un monde peuplé d'histoires, chacun récrit en fonction de signes qu'il a mémorisés, en fonction de sa bibliothèque personnelle. Le texte fondateur d'écritures intertextuelles s'augmente de toutes les interprétations qui s'y sont greffées. En ce sens l'intertextualité est un dispositif de transmission culturelle.

Du point de vue du lecteur, on peut penser que l'écriture intertextuelle est une lecture critique qui permet de transformer les textes du passé sans souci de logique spatiale ou temporelle ; en permettant des liens inouïs entre les époques et les espaces par l'intermédiaire des œuvres, l'écriture intertextuelle modifie la configuration de la bibliothèque de chacun et rapproche ceux qui semblaient vivre dans des univers monadiques.

La fiction proposée par Michel Butor suggère qu'écrire, c'est lire et récrire. La pratique de l'intertextualité aboutit à la modification de l'histoire primitive qui, paradoxalement, est immuable et soumise à variations au gré des interprétations. Cette multiplicité de lectures-récritures fait éclater l'unité de l'histoire initiale.

Notes
334.

Michel Butor, L'emploi du temps

335.

On peut se demander d'ailleurs si les histoires qui retiennent le lecteur ne sont pas justement celles qui sont en résonance avec l'histoire personnelle de chacun. En ce sens, la bibliothèque privée pourrait être considérée comme une image de soi.

336.

Le titre du roman policier est ambigu puisqu'on peut penser qu'il s'agit d'un meurtre contre Bleston ou bien qu'il s'agit d'un meurtre commis à Bleston.

337.

sic

338.

Bernard Valette, Entretien avec Michel Butor dans Michel Butor, l'Emploi du temps, p.15

339.

Paul Watzlawick, La réalité de la réalité,p.36

340.

Alain Montandon, L'Emploi du temps comme roman alchimique dans Michel Butor l'Emploi du tempsp. 81 sq