6. Œuvre ouverte

Parmi tous les lecteurs, il est des lecteurs singuliers, ce sont les critiques littéraires. Ceux-ci sont dans la double dimension de la lecture et de l'écriture. On peut penser que le critique littéraire écrit un discours sur une fiction qui est alors considérée comme un objet d'analyse. On peut reprendre le concept de métalangage et s'interroger alors sur la validité des discours tenus : il faudrait une autorité de niveau supérieur pour les cautionner. On se trouve de nouveau face à un processus de régression infinie. La fiction serait une proposition de premier niveau que l'on ne pourrait évaluer ; pour le faire il faudrait utiliser un langage de second niveau soit un métalangage. Si l'on considère dans un second temps les propositions de second niveau, on ne peut les évaluer qu'en fonction d'un méta-méta-langage. 358 L'infinité théorique des échelles d'énoncés aboutit au fait qu'on peut également considérer les discours critiques comme des fictions. Comme le souligne Antoine Compagnon 359 «la réalité de la littérature n'est pas entièrement théorisable (…) il n'y a pas de différence entre un essai de théorie littéraire et une fiction de Borges ou une nouvelle de Henry James (…). Reste alors à fictionnaliser la théorie et à considérer que la fiction se génère à partir de sa propre théorie. Nous allons essayer de montrer, à l'exemple de Vladimir Nabokov, ce que peut générer une telle conception de la critique.

Feu pâle se présente comme une édition critique d'un poème autobiographique ‘«’ ‘Feu pâle’» 360 attribué à John Francis Shade. La structure du texte correspond à celle des éditions critiques véritables : introduction, poème, note, index, sommaire. Cependant, cet ‘«’ ‘apparatus criticus’» (p.76) se transforme en un ‘«’ ‘monstrueux simulacre de roman’» (p.76). L'éditeur et commentateur -Charles Kinbote- fabrique des notes (‘«’ ‘foot-notes’») 361 fantaisistes, comme son palindrome Botkin 362 fabrique des ‘«’ ‘chaussures de fantaisie’» (p.90). Ainsi, alors que le poème est composé de 999 vers, il existe une note renvoyant au vers 1000 (p.254) selon laquelle le millième vers serait une reprise du vers 1. Lisant donc le commentaire de l'inexistant vers 1000, on constate que Kinbote garde le dernier mot car «pour le meilleur ou pour le pire, c'est le commentateur qui a le dernier mot». (p.27) En effet, il lit le poème autobiographique de Shade comme s'il s'agissait de sa propre autobiographie :

‘Je lui avais même suggéré un bon titre -le titre que j'avais en moi et dont il devait couper les pages : Solus Rex ; au lieu de cela, je vis Feu pâle qui pour moi n'avait aucun sens. (…) Je relus Feu pâle plus soigneusement (…) J'y découvrais ça et là, et surtout dans les inestimables variantes, des échos et des paillettes de mon esprit, les vaguelettes du long sillage de ma gloire. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.257)’

Kinbote explique que sa première lecture du poème de Shade a été une cruelle déception dans la mesure où il ne s'y est pas retrouvé :

‘Au lieu de cette histoire glorieuse, romanesque et sauvage -qu'avais-je ? Un récit autobiographique, foncièrement appalachien, plutôt démodé, dans un style prosodique néo-Pope -très bien écrit naturellement- Shade ne pouvait écrire que très bien, mais où rien ne subsistait de ma magie, de ce courant spécial et riche de magique folie qui, j'étais sûr le parcourait tout entier et le ferait transcender son époque. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.257)’

La deuxième lecture va être un rapt du texte de Shade puisque l'autobiographie du poète va être transformée en une autre histoire, celle du roi de Zembla. Selon l'index, Charles II, dernier roi de Zembla, est contraint à l'exil à la suite d'une révolution. Dissimulé sous une fausse identité -celle de Charles Kinbote- il devient professeur à l'Université de New Wye où il se lie d'amitié avec le poète John Shade auquel il raconte sa vie dans l'espoir d'inspirer sa veine créatrice. Dans le même temps, Jakob Gradus, ‘«’ ‘homme à tout faire et tueur’» (p.265) part à la recherche du roi pour l'éliminer. Mais c'est un homme qui échoue dans tout ce qu'il entreprend : ainsi fait-il lyncher ‘«’ ‘deux touristes danois déconcertés’ ‘»’ ‘’(p.101) au lieu d'‘«’ ‘incendiaires non syndiqués’» (p.101) ; ainsi fait-il exécuter un imitateur du roi, mais le peloton d'exécution ne fait que blesser le condamné et lorsque Gradus tente de l'achever, il le manque par deux fois, ce qui permet à la victime de s'évader. Or c'est à Gradus ‘«’ ‘qui ne devrait jamais tuer de rois’» (p.137) que l'on confie la mission de tuer Charles II. Par conséquent, et par erreur, Gradus tue Shade à la place de Charles-Kinbote :

‘Oh c'était bien moi qu'il visait, et qu'il ratait chaque fois, l'incorrigible maladroit (…) Une des balles qui m'avaient épargné l'atteignit au côté et lui traversa le cœur. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.255)’

Le poète meurt donc pour avoir été en contact avec son commentateur Kinbote qui s'est approprié son manuscrit : après l'avoir caché au fond d'un placard sous des ‘«’ ‘snow-boots’» (p.256) et des ‘«’ ‘bottes blanches’» (p.256)-soit les ‘«’ ‘foot-notes’» de Kinbote/Botkin- le commentateur «porte» le manuscrit comme s'il en était le géniteur :

‘Je vécus dans la frayeur constante que des voleurs pourraient me priver de mon tendre trésor. Certains de mes lecteurs riront peut-être quand ils apprendront que je le transférai, avec empressement de ma valise noire à un coffre-fort vide dans le bureau de mon propriétaire, que quelques heures plus tard je repris le manuscrit et que, pendant plusieurs jours je le portai, peut-on dire, ayant réparti les quatre-vingt-douze fiches sur toute ma personne, vingt dans la poche droite de mon veston, autant dans la poche gauche, un paquet de quarante contre mon téton droit et les douze précieuses fiches avec variantes dans la poche intérieure gauche de mon veston. (…) Ainsi, à pas prudents, parmi mes ennemis trompés, je circulai, blindé de poésie, armé de rimes, gonflé du chant d'un autre homme, raide de fiches cartonnées enfin à l'épreuve des balles. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.260)’

Kinbote entretient un rapport fétichiste avec le manuscrit de Shade auquel il accorde une valeur considérable, comme s'il s'agissait d'un bien sacré. Il est curieux de constater que c'est le corps même de Kinbote qui est censé assurer au manuscrit la meilleure protection contre le vol. En contrepartie, le manuscrit forme une double paroi, créant ainsi une nouvelle pellicule corporelle, une nouvelle peau, soit une nouvelle identité. 363 En effet, la lecture critique d'un texte est un texte où apparaît une signature -à la différence d'une lecture naïve- c'est-à-dire que le lecteur sort de l'anonymat et se fait un nom en affirmant son geste d'appropriation.

Le problème soulevé par Vladimir Nabokov est celui de l'implication fondamentale du sujet dans le commentaire qui peut être considéré comme une création littéraire. Alors que le commentaire est pensé comme un discours objectif respectant la séparation entre le sujet pensant et l'objet pensé, Vladimir Nabokov montre que dans le commentaire, le sujet est en question. Il y a un lien intrinsèque entre le commentaire et le commentateur et plus généralement entre le sujet qui analyse et l'objet analysé. Le commentateur est impliqué dans une recherche personnelle et pour essayer de se comprendre, il choisit un texte -ou tout autre objet d'analyse- qui va lui permettre d'emmêler son histoire à celle d'un autre : le texte analysé fonctionne comme une couverture, un déguisement. Si Shade -‘»’ ‘l'Ombre presque homme en espagnol’» (p.153)- meurt victime d'une organisation régicide -les Shadows / les Ombres- qui a engagé Gradus, il meurt aussi parce qu'il devient l'ombre de Kinbote. La mort du poète donne raison au commentateur qui crée son œuvre en vampirisant le poète. D'une certaine façon, le texte lu opère le meurtre de l'auteur. Le commentateur se présente d'ailleurs comme l'un des personnages principaux (p.253) et il conseille une curieuse façon de lire ses notes :

‘Bien que ces notes, conformément à l'usage, viennent après le poème, il est conseillé au lecteur de les consulter d'abord et d'étudier ensuite le poème en s'aidant de ces notes, de les relire naturellement en parcourant le texte, et peut-être, après en avoir fini avec le poème, de les consulter une troisième fois pour obtenir une vue d'ensemble. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.26) 364

Le commentaire arrive à faire disparaître le texte sous l'amas de notes et devient lui-même sujet de commentaire : ‘«’ ‘J'espère que le lecteur a apprécié cette note.’ ‘»’ ‘’(p.131) C'est pourquoi le commentateur est appelé ‘«’ ‘grand oestre royal’» (p.152) ou ‘«’ ‘parasite d'un génie’» (p.152) selon les propos attribués à Sybil Shade par Kinbote. De plus, le commentaire vise à convaincre un destinataire imprécis : tous les arguments utilisés pour justifier le texte de Shade sont donnés «selon» la perspective de Kinbote. 365 Le commentaire opère la conversion du lecteur qui admet l'histoire du roi de Zembla. Cependant, le commentateur affirme que l'emprunt fonctionne dans les deux sens :

‘(…) je me sentais enfin assuré qu'il recréerait dans un poème l'aveuglante Zembla qui flamboyait dans mon cerveau. (…) Il est certain qu'on ne trouverait pas facilement dans l'histoire de la poésie un cas semblable -celui de deux hommes, différents par leur origine, leur éducation, leurs associations d'idées, leur intonation spirituelle et leur code mental, l'un, érudit cosmopolite, l'autre, poète sédentaire, concluant un pacte secret de cet ordre. (…)J'ai relu, non sans plaisir, mes commentaires à ses vers, et dans plus d'un cas, je me suis aperçu que j'avais emprunté une certaine lumière opalescente à l'astre flamboyant de mon poète, et inconsciemment imité le style de la prose de ses propres essais critiques ? (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.72)’

Cette réciprocité de l'emprunt suggère un désir de fusion entre le texte commenté et le commentaire : cela est visible par les emprunts stylistiques avoués. L'admiration envers le texte choisi suscite le désir de trouver une écriture qui s'emmêle à celle utilisée dans le texte commenté. Cette fusion souhaitée se manifeste par de constants déplacements entre le poème autobiographique de Shade et le récit autobiographique du roi de Zembla. Le commentateur pense que son commentaire va expliquer le poème même si cela se fait par un détournement du texte : mais si l'on pense que la fonction du commentaire est d'opérer une conversion du lecteur, il est nécessaire de montrer au lecteur que tout commentaire est une interprétation de sa propre vie, que le texte analysé opère une conversion du lecteur. 366 Cependant, selon le commentaire du vers 1000, cette deuxième histoire proposée par Kinbote est, à son tour éclipsée par une troisième histoire. En effet, l'histoire du roi de Zembla est présentée comme une interprétation délirante d'un fou qui se prend pour un roi et qui pense qu'un autre fou veut tuer ce roi :

‘Je m'abaisserai peut-être jusqu'aux goûts simples des critiques dramatiques et fabriquerai une pièce de théâtre, un mélodrame à l'ancienne mode avec trois rôles principaux : un fou qui tente d'assassiner un roi imaginaire, un autre fou qui s'imagine lui-même être ce roi et un vieux poète de talent qui se trouve par hasard dans la ligne de feu et périt dans le choc entre les deux fictions. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.261)’

Le ‘«’ ‘ fou qui tente d'assassiner un roi imaginaire’» serait Gradus, ‘«’ ‘no fixed abode, except the Institute for the Criminal Insane, ici(…)’ ‘»’ ‘ 367 ’ ‘. ’Cette présentation de l'assassin présumé est faite «ici» (p.232) c'est-à-dire dans un asile d'aliénés ; par conséquent, Kinbote est un fou, enfermé dans cet asile au moment où il écrit. Le commentaire du vers 949 (p.241) semble confirmer cette hypothèse. En effet, Kinbote s'adresse apparemment à un docteur :

‘Nous pouvons aller plus loin maintenant et décrire, à un docteur ou à quiconque est disposé à nous écouter la condition de son âme de primate.(p.241)
«(…) nous admettions, Docteur, que notre demi-homme était aussi un demi-fou.» ( Vladimir Nabokob, Feu pâle, p.242)’

Dans cette même note, Kinbote parle de Gradus comme d'un ‘«’ ‘mannequin poursuivant un autre mannequin’ ‘»’ ‘’(p.241) dont le projet est de détruire «le roi» (p.241) : l'utilisation de guillemets dans le commentaire de Kinbote n'est-il pas un signal d'une pseudo-royauté attribuée à un mannequin, soit ‘«’ ‘une figure imitant grossièrement un être humain’ ‘»’ ‘.’ ‘ 368 ’ ‘’Kinbote, devant un docteur, se présente donc comme un roi imaginaire : mais quel crédit accorder au discours d'un fou ? Rien dans le texte de Nabokov ne permet de décider de façon nette quelle version est la vraie. En effet, on peut considérer le commentaire de Kinbote comme étant digne de foi. Ainsi, la note du vers 962 explique que le titre du poème de Shade est une référence intertextuelle :

‘Paraphrasé, cela signifie évidemment : Cherchons dans Shakespeare quelque chose que je pourrais utiliser comme titre. Et la trouvaille est : «feu pâle». Mais dans laquelle des œuvres du Barde le poète l'a-t-il recueillie ? Mes lecteurs devront le rechercher eux-mêmes. Je n'ai avec moi qu'une petite édition de poche de Timon d'Athènes -en zemblien. Elle ne contient certainement rien qu'on puisse considérer comme un équivalent de «feu pâle» (dans le cas contraire ma chance aurait été un monstre statistique). (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p. 247) ’

Or, cette référence intertextuelle est exacte. Dans Timon d'Athènes, Timon parle du vol en ces termes :

‘«The sun is a thief, and with his great attraction
Robs the vast sea. The moon is an arrant thief,
And her pale fire she snatches from the sun.»(IV, 3 v.439)’

L'expression ‘«’ ‘feu pâle / pale fire’» est donc bien un butin pris à Shakespeare. Cependant, la note des vers 39-40 -qui renvoie pourtant à la note du vers 962- fait une citation erronée du texte de Shakespeare:

‘One cannot help recalling a passage in Timon of Athens (Act IV, Scene 3) where the misanthrope talks to the three marauders. Having no library in the desolate log cabin where I live like Timon in his cave, I am compelled for the purpose of quick citation to retranslate this passage into English prose from a Zemblan poetical version of Timon which, I hope, sufficiently approximates the text, or at least faithful to its spirit :
The sun is a thief : she lures the sea
and robs it. The moon is a thief :
he steals his silvery light from the sun.
The sea is a thief : it dissolves the moon.’

Kinbote possède une version zemblienne du Timon qu'il traduit en prose anglaise, laquelle selon lui est ‘«’ ‘une assez bonne approximation du texte, ou du moins fidèle à son esprit’» (p.71) ; or, le texte donné en anglais par Kinbote n'est pas le texte de Shakespeare. Il semble donc que Kinbote brouille les pistes en montrant et en cachant à la fois des points de repère. Comme la lune vole son feu pâle au soleil, le commentateur vole son feu pâle au poète :

‘J'ai relu, non sans plaisir, mes commentaires à ses vers, et dans plus d'un cas, je me suis aperçu que j'avais emprunté une certaine lumière opalescente à l'astre flamboyant de mon poète, et inconsciemment imité le style de la prose de ses propres essais critiques. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.72)’

Le commentateur se présente donc comme un voleur de feu. Le lecteur a le choix entre plusieurs histoires. Feu pâle fonctionne comme le triptyque du roi Thurgus III 369 , ‘«’ ‘miroir vraiment fantastique, signé avec un diamant par son artisan, Sudarg de Bokay’» (p.100). Ce ‘«’ ‘miroitier de génie’» (p.271) est le palindrome de Jakob Gradus alias Degree. Or, le Gradus ad Parnassum est un traité de rhétorique et en latin, le terme «gradus» signifie, par métaphore, la démarche du vers. 370 Par ailleurs, la note des vers 17 et 19 suggère, à partir d'une association sonore -»graduel(…) gris (…) Gradus (…)»- qu'il y a corrélation entre la progression du tueur et celle du poème de Shade :

‘Son départ pour l'Europe de l'Ouest, avec un but sordide dans le cœur et un pistolet chargé dans la poche, eut lieu le jour même où un innocent poète dans une terre innocente commençait le Chant Deux de «Feu pâle». Notre pensée accompagnera constamment Gradus tandis qu'il fraie son chemin de la triste et distante Zembla jusqu'à la verte Appalachie, tout au long du poème, suivant la route de son rythme, défilant dans une rime, glissant autour d'un enjambement, respirant avec la césure, se balançant jusqu'au bas de la page d'un vers à l'autre comme de branche en branche, se cachant entre deux mots (…) réapparaissant à l'horizon d'un nouveau chant, s'approchant régulièrement d'une ïambique démarche, traversant les rues, gravissant avec sa valise l'escalator du pentamètre, en descendant, montant dans un nouveau train de pensée, pénétrant dans le hall d'un hôtel, éteignant la lampe de chevet, tandis que Shade efface un mot, et s'endormant alors que le poète abandonne sa plume pour la nuit. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.69 - 70)’

La progression décrite renvoie à celle de Gradus et à celle du poème de Shade. Dès lors, on peut considérer Feu pâle comme un miroir offrant ‘«’ ‘un secret dispositif de réflexion’» (p.100) et la Zembla comme la métaphore de ce dispositif. En effet, la Zembla est présentée comme ‘«’ ‘un pays de reflets’» (p.230) et le zemblien comme ‘«’ ‘la langue du miroir’». (p.211) Ce ‘«’ ‘secret dispositif de réflexion’» est la lecture elle-même et Feu pâle est le récit d'une lecture singulière. A ne considérer pour l'instant que la note des vers 1 à 4, on peut essayer de comprendre le fonctionnement du dispositif. Pour expliquer le poème, Kinbote utilise, parmi les conventions du genre, des éléments puisés dans la biographie de l'auteur. Ainsi, la mort du jaseur renverrait-elle à une expérience vécue par John Shade pendant son adolescence. (p.65) Le commentateur effectue une pause dans sa lecture, soit la découpe dans le poème des vers 1 à 4, exhibant ainsi l'opacité des mots et la nécessité de lire lentement. Puis il met en relation un élément du texte, soit la mort de l'oiseau, avec une réalité extra-textuelle, le ‘«’ ‘premier choc eschatologique’» (p.65) de John Shade qui ramasse un oiseau mort. Il s'agit là d'une lecture critique classique, selon le modèle de Sainte-Beuve : le lecteur doit connaître l'homme pour connaître l'œuvre. 371 Kinbote se vante d'avoir eu ‘«’ ‘la bonne fortune d'être le voisin de Shade’» p.65), mais cela ne lui permet pas de comprendre le poème lui-même. Ainsi, le jaseur de Shade se trouve-t-il exilé du poème pour trouver sa place dans l'histoire de Kinbote / Botkin / Charles II :

‘Incidemment, il est curieux de remarquer qu'un oiseau à crête appelé en zemblien sampel («queue de soie»), très semblable au jaseur par sa forme et sa couleur, est le modèle d'une des trois créatures héraldiques (…) sur les armoiries du Roi zemblien, Charles le Bien-Aimé (né en 1915), dont j'ai souvent discuté les glorieuses infortunes avec mon ami.» (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.66)’

La biographie du commentateur oriente donc l'interprétation du poème. C'est le mot «jaseur» qui permet de passer de l'espace biographique de Shade à l'espace biographique de Kinbote. On peut donc penser que ce sont les mots qui créent le récit. 372 Dans le même sens, la note des vers 1 à 4 renvoie à la note des vers 181 et 182 qui renvoie elle-même à la note du vers 131 : dans ce jeu de renvois ou jeu de l'oie, Gradus est comparé au jaseur, attiré par le poème lui-même auquel renvoie le mot ‘«’ ‘ombre’».

‘Il doit rencontrer lui aussi dans son vol urgent et aveugle un reflet qui le réduira en miettes. (…) La force qui le pousse est l'action magique du poème de Shade, le mécanisme même et le mouvement du vers, le puissant moteur ïambique. (Vladimir Nabokov, Feu pâle, p.121)’

Kinbote prend appui sur le poème de Shade pour reconstruire sa propre histoire, sa propre identité. Certes, il est fou et sa folie soumet le réel -soit le poème de Shade- à ses propres règles qui consistent à faire comme s'il était le roi d'un pays qui s'appellerait la Zembla ; néanmoins, cette lecture délirante peut être considérée comme une création poétique (p.207) ; de plus, elle permet la construction de Feu pâle, lieu où Nabokov construit ‘«’ ‘son propre modèle de lecteur’ ‘»’ ‘ 373 ’ ‘, ’toujours doutant du contenu référentiel et toujours questionnant les rouages de la construction rhétorique. En effet, en exhibant un modèle délirant de lecture critique, Nabokov présente une nouvelle conception de l'écriture et de la lecture.

Notes
358.

Douglas Hofstadter, op.cit., passim.

359.

Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, p.278

360.

Nous désignerons le roman de Nabokov par le soulignement du titre et le poème attribué à Shade par l'utilisation de guillemets.

361.

Les notes sont généralement rédigées dans les blancs de pied de la page. Le mot anglais «foot-note» renvoie à la note mise en bas de page.

362.

Dans l'index de «Feu pâle», le nom «Botkin» a pour équivalent «king bot». Il est défini comme étant une «larve de l'oestre royal qui se formait autrefois dans les mammouths et que l'on croit avoir hâté leur fin phylogénétique» et un «fabricant de bottes». (p.264)

363.

Dans «Feu pâle, le commentateur voudrait que l'écrivain se mette dans sa peau pour puiser son inspiration, mais c'est en lui faisant la peau et en lui volant son manuscrit qu'il acquiert une reconnaissance publique. (p. 259)

364.

Curieusement, alors que La Reprise d'Alain Robbe-Grillet doit paraître en librairie le 4 octobre 2001, la revue Critique lui consacre un numéro (août-septembre 2001) où il y a, entre autres, des articles consacrés à ce dernier roman et un extrait que le sommaire intitule Bonnes feuilles . S'agit-il de désigner les morceaux choisis qui seront acceptés dans les manuels scolaires ? Ce numéro est disponible avant le roman lui-même et l'on peut donc lire les commentaires avant (sans) le texte. Le lecteur peut attendre le texte et refuser ce mode de lecture, mais ne peut-on penser qu'il s'agit d'une stratégie nabokovienne qu' Alain Robbe-Grillet veut expérimenter dans la mesure où il cautionne ce numéro ? Ou s'agit-il d'encadrer la lecture en désignant les discours critiques qui fonderont tous les discours qui pourront être tenus sur une œuvre si attendue ?

365.

De même, dans la tradition chrétienne, l'enseignement du Christ est fondé sur les Evangiles, c'est-à-dire sur des textes construits «selon «chacun des Evangélistes : il n'y a pas de trace écrite de la parole du Christ. Sur ce modèle, on peut penser que tout texte n'existe que dans la mesure où il est médiatisé par un commentaire, même si celui-ci déforme le texte ou provoque son éclipse.

366.

Curieusement, dans la note du vers 549, Kinbote fait une citation de Saint-Augustin pour convaincre Shade qu'il est plus intelligent «d'accepter la Présence de Dieu (…) lueur pâle (…) ensuite éclat aveuglant» (p.198). Or Les Confessions de Saint-Augustin sont des réflexions sur la lecture dans lesquelles il raconte sa conversion au contact d'un texte.

367.

Vladimir Nabokov, Pale Fire

Nous ferons référence à l'édition anglaise lorsqu'il sera nécessaire de recourir au texte anglais pour comprendre les jeux verbaux de Nabokov. Le mot «ici» est en français dans le texte anglais.

368.

Larousse

369.

Le chiffre trois renvoie aux trois personnages principaux du texte : Gradus, Kinbote et Shade.

370.

Gaffiot

371.

Cette méthode a été dénoncée par Marcel Proust dans Contre Sainte-Beuve. Sa thèse repose sur la conviction qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.» ( p.222)

372.

Ce que Jean Ricardou appelle une parturition roussellienne. Problèmes du nouveau roman, p.14

373.

Umberto Eco, Apostille au nom de la rose, p.56