1. Fiction et pédagogie

Parmi le corpus littéraire choisi comme objet d'enseignement, une attention particulière est portée aux fictions. Nombreuses sont celles qui mettent en scène des situations d'apprentissage et il nous semble que l'on peut les considérer comme des outils pédagogiques à utiliser en formation professionnelle. 382 Ce sont des détours qui permettent de réfléchir sur les problèmes posés par l'acte d'éducation et qui présentent l'avantage de ne blesser personne. Certaines fictions exhibent leur visée éducative et les mécanismes mis en œuvre pour l'atteindre.

Dans Les aventures de Pinocchio, Carlo Collodi 383 raconte une fiction pédagogique 384 dans laquelle il tente de problématiser la relation éducative. Nous essaierons de déduire quelques leçons pédagogiques de cette fable, concrétisée sous les allures d'un récit d'aventures et qui s'adresse à de «jeunes lecteurs». Reprenons donc le texte :

‘- Il était une fois…
UN ROI, direz-vous ?
- Pas du tout, mes chers petits lecteurs. Il était une fois… UN MORCEAU DE BOIS ! (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p. 27 )’

Les premiers mots renvoient au monde de la fable : ‘«’ ‘il était une fois’» est un marqueur de fictionnalité. D'emblée, est refusée la fable du roi. 385 Ici, une équivalence est établie entre «un roi» et «un morceau de bois» : l'usage de capitales pour les deux groupes nominaux est un indice signalant cette équivalence. Par ailleurs, l'utilisation du déterminant indéfini vise à indifférencier les singularités de la catégorie choisie ; par conséquent, on peut supposer que tout morceau de bois est concerné par l'histoire de ce morceau de bois précis : si l'on considère que la bûche 386 est la métaphore de l'enfant, il nous semble que cela renvoie au principe d'éducabilité de tous les enfants selon lequel pour tout enfant il est possible de faire quelque chose. 387 Comment cette bûche est-elle caractérisée dans le texte de Carlo Collodi ? Elle n'a rien d'extraordinaire ; coupée de ses racines, 388 elle ne se distingue pas de ‘«’ ‘celles qu'on met dans les poêles ou les cheminées pour chauffer les pièces en hiver.’ ‘»’ ‘’(p.27) Par conséquent, elle est destinée à être brûlée, détruite. Les chapitre X et XI ont pour fonction de faire connaître à Pinocchio le destin de ses «frères de bois», les pantins du Grand théâtre de marionnettes ; Mangefeu, le marionnettiste, est un dévoreur de pantins et Pinocchio, reconnu comme tel, doit être brûlé :

‘« - Apportez-moi le pantin que vous trouverez suspendu au clou. Il me paraît fait d'un bois bien sec, et je suis sûr que si je le jette au feu, il me fera une superbe flambée pour mon rôti.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.67)’

On peut remarquer que Mangefeu ne désigne pas lui-même le pantin destiné à être brûlé ; cela est du ressort d'Arlequin et de Polichinelle, tueurs à gages qui ne sauvent leur vie qu'au prix de celle d'un autre. 389 Mangefeu montre que, même s'il consent, pour une fois, à manger cru, le destin des pantins est d'être brûlé : si l'un est épargné, alors l'autre sera brûlé. Pinocchio a beau jeu de faire des rodomontades, ( la scène se passe dans un espace de leurre) la geste héroïque d'un pantin ne change pas le destin et le marionnettiste a le dernier mot : ‘«’ ‘ (…) malheur à qui sera désigné par le sort !’ ‘»’ ‘’(p.71)

Dans le grand théâtre de marionnettes 390 , Pinocchio apprend à s'interroger sur le prix qu'il accorde à sa propre vie, car du point de vue du plus fort, un pantin en vaut un autre. Comment, dès lors, échapper à son destin de bûche ?

‘(…) le hasard voulut qu'un beau jour, Dieu sait comment, ce morceau de bois échoua dans la boutique d'un vieux menuisier qui répondait au nom de maître Antoine, mais que tout le monde appelait maître Cerise tant il rougeoyait du bout du nez. (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.27)’

Par hasard, Pinocchio échoue dans un atelier de menuiserie où il rencontre son premier maître, qui veut le transformer en pied de table. Il y a une amélioration puisque la bûche échappe au feu ; cependant son destin est programmé par le désir du menuisier. 391 Or, il faut être ivre ou ne plus posséder tout son art pour avoir un tel projet. 392 Ivrogne 393 et créateur, maître Cerise va, ‘«’ ‘à coups de hache’» dégrossir la bûche, l'écorcer, pour voir ce qu'il y a à l'intérieur. Alors, sous la violence du geste, la bûche inerte s'anime, fait entendre sa voix. Toute entreprise éducative suppose une violence à l'égard de la personne à éduquer. 394 Maître Cerise, terrorisé, préfère croire qu'il délire plutôt que de croire à l'inouï ; tout se passe comme si, dans la perspective d'un tel maître, il était impossible d'entendre la voix de l'enfant, qui ne sait pas parler. 395 Le deuxième maître, Geppetto, veut transformer la bûche en un pantin :

‘« - J'ai pensé que j'allais me fabriquer quelque chose de peu banal : un pantin de bois merveilleux qui serait capable de danser, de faire de l'escrime et des sauts périlleux, et que j'emmènerais de par le monde pour gagner ma croûte et un petit verre de rouge.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.32)’

Le premier geste de Geppetto est un acte de profération puisqu'il commence par donner un nom avant même de transformer la bûche. Est posé ici le problème de l'origine : nul ne peut être sa propre origine, chacun hérite d'un nom qui lui est imposé et qu'il doit endosser. Se pose également le problème de la reconnaissance de l'élève par le maître : l'acte d'éducation suppose une reconnaissance de la personne à éduquer. Alors seulement, dans le logis de Geppetto, où le feu en trompe-l'œil permet de se croire en sécurité, 396 commence le façonnage du pantin. Mais la créature déçoit, comme toujours, son créateur 397 car elle n'est pas conforme à ses désirs : le nez est toujours trop long. De plus, le pantin rebelle fait souffrir son «père» avant de fuguer, geste qui témoigne de sa liberté. Lorsque Pinocchio arrive à se débarrasser de son père en l'accusant publiquement d'être un tyran, il rencontre le Grillon sinistre, qui lui assène quelques propos moraux contraires à ses rêves infantiles. Pinocchio, comme tous les enfants, n'a pas envie de travailler 398 et le Grillon, mauvais pédagogue parle d'avenir à un enfant incapable de se détacher du présent : sa parole est donc forcément vouée à l'échec. Lorsque Geppetto sort de prison, il commence l'éducation de Pinocchio, rendue possible dès lors que celui-ci a faim.

‘«Je vous promets que j'apprendrai un métier, papa, et que je serai votre consolation et votre bâton de vieillesse.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.57)’

Parce que Geppetto se sacrifie -il vend même sa veste pour procurer un abécédaire à son fils-, Pinocchio contracte une dette éternelle envers lui. Il devient alors le fils rêvé par son père : un pantin. 399 Il fait des simagrées, parle par clichés, troque ses rêves infantiles contre des rêves de petit épargnant :

‘«-Aujourd'hui, à l'école, je vais apprendre vite à lire ; demain, j'apprendrai à écrire, et après-demain j'apprendrai à faire les chiffres. Ensuite, comme je suis débrouillard, je gagnerai beaucoup de sous, et dès que j'aurai mes premiers sous en poche, je ferai faire une belle casaque de drap pour mon père.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.60)’

Mais rien n'est jamais définitivement acquis. Hors du logis, deux routes s'offrent à Pinocchio 400 , dont l'une est beaucoup plus attirante que l'autre. Tiraillé entre deux propositions inconciliables -‘»’ ‘soit aller à l'école, soit aller écouter les fifres’» (p.61)- et privé de tout conseil, l'enfant doit prendre une décision ; c'est naturellement la voie du plaisir qu'il choisit. Pouvait-il en être autrement ? Cela supposerait que l'enfant soit capable de se projeter dans le temps et de se mettre à distance de son expérience immédiate. L'enfant vit selon le principe de plaisir et c'est là sa faiblesse. En effet, Pinocchio rencontre une paire d'escrocs -le Renard et le Chat- qui vont exploiter cette faiblesse pour le dépouiller de sa richesse. On peut penser que cette aventure est la métaphore d'une imposture pédagogique consistant à se plier à ce principe de plaisir, qui priverait l'enfant de ce qui fait sa richesse. Le problème qui se pose à l'enfant est qu'il est soumis à diverses sollicitations et qu'il ne dispose pas de critères pour déterminer ses choix ; tous les adultes lui donnent des conseils, mais dans le plus grand désaccord. Dès lors, quelle voie choisir ? Quelle voix écouter ?

‘«(…) vraiment nous sommes de pauvres malheureux, nous les enfants. Tout le monde nous gronde, tout le monde nous fait la morale, tout le monde nous donne des conseils. Si on les laissait dire, ils se prendraient tous pour nos maîtres et nos pères (…)» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p. 84)’

Par ailleurs, Pinocchio dénonce la stratégie éducative qui consiste à raconter des histoires aux enfants pour les empêcher de faire ce qu'ils veulent. Les pères mythomanes inventent donc des histoires de brigands -et Pinocchio ne veut pas y croire- et les brigands aussi inventent des histoires. Or, en l'occurrence, le mensonge du père est vrai. En effet, Pinocchio va être surpris par des brigands qui vont le pendre pour lui voler son or. Mais Pinocchio a beau constater que les brigands ressemblent étrangement au Renard et au Chat, il reste insensible à cette expérience et croit les histoires de ces escrocs. Il va donc, dans la ville d'Attrape-Nigauds, chercher le Champ des Miracles pour y semer ses pièces d'or. L'escroquerie ne peut fonctionner que par la complicité de la victime ; en effet, le rêve d'un enrichissement rapide promis par le Renard correspond aux désirs de Pinocchio :

‘«-Et si au lieu de mille pièces, j'en trouvais deux mille sur les banches de l'arbre ? Et si au lieu de deux mille, j'en trouvais cinq mille ? Et si au lieu de cinq mille, j'en trouvais cent mille ?» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p. 111)’

Son rêve infantile d'enrichissement facile fait de lui une proie facile. Lorsque le perroquet déplumé se moque de lui et dénonce l'escroquerie, Pinocchio ne comprend pas :

‘«Sache donc que lorsque tu étais en ville, le renard et le chat sont revenus dans ce champ, qu'ils ont récupéré les pièces d'or que tu y avais enterrées, et qu'ils ont filé comme le vent.» (…) Pinocchio resta d'abord bouche bée, puis, comme il se refusait à croire le perroquet, il se mit à creuser avec ses mains et ses ongles à l'endroit où il avait arrosé. Et à force de creuser, creuser, creuser, il fit un trou si profond qu'une meule tout entière y serait entrée debout ; mais le pièces n'étaient plus là.
Alors, pris de désespoir (…) (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.113)’

L'expérience du perroquet sert finalement à Pinocchio puisqu'il finit par admettre la réalité, mais le renoncement au rêve infantile le plonge dans le désespoir. La traversée de la ville est une étape dans l'initiation de Pinocchio : en ce lieu utopique d'Attrape-Nigauds, il n'y a que deux sortes d'individus : grugeurs et grugés. C'est pourquoi il faut sortir de la ville et renoncer à ses rêves infantiles.

Pinocchio prend ‘«’ ‘la résolution de changer de vie et d'être un enfant obéissant et bien élevé.’ ‘»’ ‘’(p.117) Mais les ‘«’ ‘morsures de la faim’» (p.119) le poussent à voler. Le paysan qui découvre Pinocchio pris au piège va poursuivre son éducation, selon une méthode pédagogique assez particulière. Il fait de lui son chien de garde et Pinocchio, fautif pour avoir touché au bien d'autrui, devient un prisonnier exploitable à merci. C'est parce qu'il devient le fidèle chien de son maître qu'il obtient la liberté. Les valeurs défendues par le paysan deviennent ses propres valeurs : il s'agit, pour Pinocchio, de trouver des repères pour mesurer la réalité 401 et prendre des décisions. Lorsqu'il est de nouveau tiraillé par la faim, Pinocchio ne songe plus à voler : c'est dire qu'il a mémorisé l'expérience précédente et qu'il en a été transformé. Cependant, il n'a pas renoncé à ses rêves d'enfant et le modèle de vie proposé au Pays des Abeilles laborieuses ne lui convient pas :

‘Les rues fourmillaient de gens courant à leurs affaires : tout le monde travaillait, tout le monde était occupé à quelque chose. Pas un seul oisif, pas le moindre vagabond, même en cherchant à la loupe.
-J'ai compris, dit aussitôt ce fainéant de Pinocchio, ce village n'est pas fait pour moi. Moi, je ne suis pas venu en ce monde pour travailler. (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.139)’

Cependant, Pinocchio est contraint de se plier à l'obligation de travailler car tous lui refusent l'aumône, tous ayant compris que l'aumône est un droit pour ‘«’ ‘les vieux et les malades, qui sont obligés de renoncer à gagner leur pain par leur propre travail.’ ‘»’ ‘’(p.140) Ainsi, expérience après expérience, Pinocchio apprend douloureusement à renoncer à ses rêves d'enfant. Lorsqu'il retrouve la petite fée aux cheveux bleus devenue femme, il veut, comme elle, grandir. Mais la fée lui apprend que ‘«’ ‘les pantins ne grandissent jamais.’ ‘»’ ‘’(p.145)

‘«Ils naissent pantins, vivent pantins et meurent pantins.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.145)’

La destinée d'un pantin est immuable, sans transformation possible ; seul ce qui est vivant est transformable. Un pantin reste toujours du bois mort ; aucune différence ne sépare sa vie de sa mort. Bien sûr, Pinocchio a envie de grandir, d'être vivant, mais cela n'est pas si simple ; il faut toute l'énergie de la fée pour lui faire comprendre qu'il doit le mériter et par conséquent accepter de se soumettre à son pouvoir tyrannique :

‘«Moi, je serai ta mère…
(…)
-…et toi, tu m'obéiras : tu feras toujours ce que je te dirai.
(…)
-Pas plus tard que demain, continua la fée, tu commenceras par aller à l'école.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.147)’

La fée-mère torture l'enfant pour arriver à ses fins : ne va-t-elle pas jusqu'à simuler sa propre mort et accuser Pinocchio d'en être responsable ? 402 Pinocchio, touché par les paroles de la fée-mère, prononce les paroles de l'enfant docile :

‘«Je travaillerai bien à l'école, j'aurai un métier, je ferai tout ce que tu me diras de faire. J'en ai assez, de cette vie de pantin ; je veux à tout prix devenir un enfant. Tu me l'as promis, n'est-ce pas ?
-Je te l'ai promis. Maintenant, tout dépend de toi.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.148)’

La fée lui fait remarquer que c'est à lui de prendre son destin en main. Chacun serait-il responsable de l'adulte qu'il devient ? On peut le penser si l'on s'appuie sur les recherches des pédopsychiatres qui ont étudié le phénomène de résilience pour prouver qu'il n'y a pas de fatalité de l'échec. 403 Lorsque Pinocchio se rend finalement à l'école, il est confronté à la violence des enfants. La différence suscite la violence et il faut peu de chose- être nouveau suffit- 404 pour être différent. Pour ne pas être un souffre-douleur, il doit être plus violent que ceux qui le tourmentent. 405 C'est donc à coups de pied que Pinocchio se fait une place dans le monde de l'école.

L'univers des enfants apparaît donc comme aussi impitoyable -sinon plus- que l'univers des adultes. On peut penser que le respect n'est pas un phénomène de nature, mais de culture ; en conséquence, il est indispensable d'éduquer au respect de l'autre. Le maître, qui, par fonction, détient l'autorité, doit intervenir pour gérer les conflits entre les enfants ; sans cela, un enfant assumera, de façon illégitime et illégale, ce rôle. 406 Le maître d'école qui renonce à son autorité légale ne peut plus être un éducateur. A l'école, les enfants piègent Pinocchio en lui racontant une histoire de requin. Comme Pinocchio ne comprend pas leur méchanceté, ils lui donnent une leçon au terme de laquelle un enfant meurt.

Après le pardon de la fée, Pinocchio redevient obéissant, temps pendant lequel rien n'arrive, comme si la vie, suite de catastrophes, s'opposait à l'obéissance. En ce sens, on peut penser que le souhait souvent formulé par les parents -‘»’ ‘Pourvu qu'il ne lui arrive rien’»- est un vœu mortifère. Etre vivant, c'est s'égarer, se tromper de chemin. 407 Encore une fois, Pinocchio séduit par le discours luciférien de Lumignon, cède au plaisir d'aller au Pays des Jouets. C'est lui qui prend la décision de faire partie du voyage et il n'entend pas les admonestations de l'âne pédagogue. Il construit lui-même sa vie. Dans ce pays de Cocagne habité exclusivement de garçons, Pinocchio va vivre dans l'euphorie de l'absence de contraintes : aucun adulte n'est là pour ternir le plaisir immédiat. Chacun consomme, à sa convenance, les divertissements offerts. C'est pourquoi le plaisir ne peut être une finalité pédagogique. Celui qui éduque un enfant n'a pas à lui proposer des divertissements, d'autres s'en chargent. Aucun garçon ne se pose la question de l'origine de cette profusion, de la raison pour laquelle le conducteur de la charrette conduit, pendant la nuit, à l'abri des regards, des garçons consentants dans un pays auquel tous rêvent. 408 Ce temps de plaisir transforme le corps de Pinocchio : c'est un âne. Il accomplit, en son corps, la sinistre prédiction sociale que la marmotte pédagogue résume brutalement :

‘«-Mon petit, reprit la marmotte pour le consoler, il n'y a plus rien à faire, maintenant. Place au destin. Place à la sagesse et à ses lois : tu sais bien que tous les petits paresseux qui boudent les livres, l'école et les maîtres, et passent leurs journées à jouer, s'amuser et se payer du bon temps, finissent par se transformer un jour ou l'autre en petits bourricots !» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.194)’

Cette métamorphose physique désespère Pinocchio qui ne se reconnaît plus. Il est un monstre qui brait. Par contagion, Pinocchio et Lumignon attrapent la même maladie en même temps. On peut penser que cette transformation représente celle de tous les jeunes garçons. Les enfants qui, a priori, bénéficient d'un pouvoir de jouissance effréné, finissent par tomber malades et sont ravalés au rang de bêtes. En conséquence, l'éducateur doit tenir compte du désespoir de l'adolescent qui découvre sa monstruosité. Ici, le séducteur pervers de la charrette s'enrichit par la traite des ânes. A vivre selon son plaisir, l'enfant perd toute humanité. Et Pinocchio ne peut redevenir pantin que si l'âne meurt noyé. C'est la mer fée qui permet cette renaissance :

‘«-C'est ma mère, et elle ressemble à toutes les bonnes mères, qui aiment très fort leurs enfants, ne les quittent jamais des yeux, et leur apportent aide et affection dans le malheur, même lorsque ceux-ci se comportent si mal et avec une telle légèreté qu'ils mériteraient d'être abandonnés et livrés à eux-mêmes.» (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.213)’

Cependant, Pinocchio ne peut échapper à son destin qui est de construire lui-même son humanité et la fée l'accompagne jusqu'au monstre marin où il accomplira, sans aide, un geste qu'il n'a jamais fait. Dans les entrailles du monstre, s'effectuent les retrouvailles entre le père et le fils. Pinocchio essaie de raconter les catastrophes de sa vie, mais s'il ne brait plus, son langage reste confus : les phrases se télescopent, comme les événements de sa vie et il est difficile d'en percevoir une cohérence. Néanmoins, Pinocchio va prendre l'initiative pour diriger sa vie et il va prendre le risque d'accomplir un acte qu'il n'a jamais fait :

‘«…Vous allez monter à cheval sur mes épaules, et moi qui suis un bon nageur, je vous déposerai sur la plage sain et sauf.
-Tu te fais des illusions, mon petit ! répliqua Geppetto en hochant la tête d'un air mélancolique. Tu crois peut-être qu'un pantin comme toi, haut comme trois pommes, est capable de nager en me portant sur ses épaules ?-Essayez, vous verrez bien ! (Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, p.225)’

Comme Enée portant Anchise sur son dos, Pinocchio sauve son père de la mort en effectuant, de son plein gré, un acte nouveau. Dans le même temps, il sauve le Thon, qui a suivi son exemple ; ainsi, Pinocchio devient un héros et un modèle. Il lui faut encore faire l'apprentissage des contraintes matérielles pour ne plus être un pantin. Ainsi, apprend-il à travailler, à souffrir et à renoncer à ses plaisirs avant de devenir humain. Il comprend difficilement les changements subits qui s'opèrent en lui, mais le fait est qu'il est différent du pantin de bois, inerte sur une chaise. En devenant humain, il est devenu autre chose que la créature de son créateur. 409

Les aventures de Pinocchio est donc une fiction pédagogique qui raconte la périlleuse aventure d'une éducation. L'enfant croise sur sa route différents pédagogues qui vont essayer de le guider en lui racontant des histoires ; il subit donc différentes influences qui sont parfois contradictoires. Par ailleurs, le chemin qu'il parcourt est semé d'obstacles, de pièges ; c'est à lui de les surmonter, quitte à rebrousser chemin, jusque vers l'animalité enfouie sous l'écorce. Grandir, c'est refuser d'être un pantin, quel que soit le maître ; c'est refuser d'être le jouet de ses rêves. 410

Ce que montre cette fiction pédagogique, c'est que l'expérience de l'école est une expérience parmi d'autres où la relation avec les autres enfants compte autant que la relation avec le maître. Tous racontent des histoires. De ce qui s'enseigne à l'école, Carlo Collodi ne dit rien : pense-t-il que les contenus d'enseignement dans l'éducation influent peu sur la formation de la personne ? Par ailleurs, parmi tous les petits garçons qui s'animalisent, seul Pinocchio arrive à devenir humain : à quelles conditions eût-il été possible de sauver les autres ? Si l'on refuse la thèse de l'innéisme 411 selon laquelle l'intelligence se transmet héréditairement, on peut s'interroger sur les conditions nécessaires à tout apprentissage. C'est une question que chaque éducateur doit se poser. Et le professeur est un éducateur. La fiction pédagogique problématise la relation éducative et permet à l'éducateur de s'interroger sur le rôle que l'institution lui accorde. La réflexion sur la relation éducative s'effectue au moyen d'une fiction. On peut donc penser que la fiction est un outil de formation professionnelle à faire connaître aux futurs enseignants.

Notes
382.

Philippe Meirieu, Des enfants et des hommes

383.

Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio

384.

Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue,

385.

Dans Histoire du prince Pipo, Pierre Gripari montre un conteur qui refuse a priori l'histoire d'un roi (p.18) comme si de telles histoires n'étaient pas intéressantes.

386.

Le mot «bûche» désigne une personne stupide et apathique et le verbe «bûcher» signifie étudier, travailler dur. Le contraire d'un élève «bûcheur» est un élève paresseux.

387.

Philippe Meirieu, Le choix d'éduquer (p. 26) : «Face à l'éducabilité d'un sujet je suis toujours seul et je dois me penser tout-puissant ou alors je ne suis rien et l'éducabilité non plus.»

388.

En suivant la métaphore filée, on peut dire que l'école est un lieu où se retrouvent les enfants, devenus élèves et coupés ainsi de leurs racines.

389.

Dans Maus, Art Spiegelman montre que les campos nazis fonctionnaient sur ce principe de délégation de pouvoir.

390.

On peut considérer que le théâtre est, comme la fiction, un espace où la vérité peut être dite à l'enfant sans que celui-ci soit blessé.

391.

Dans Le choix d'éduquer, Philippe Meirieu considère qu'il n'est pas d'éducateur (…) dont le projet ne soit, d'une manière ou d'une autre, d'instrumenter autrui. (p.59)

392.

Dans Le choix d'éduquer, Philippe Meirieu parle de la «folie» de ceux qui ont vocation à éduquer et se demande si celle-ci n'est pas «éminemment nécessaire». (p. 24)

393.

Le vin remplace le sang, symbole du rituel sacrificiel : toute initiation, toute naissance s'accomplit dans la violence.

394.

S'appuyant sur l'image des marionnettes du premier livre des Lois de Platon, Giuseppe Fornari (La spirale mimétique, p.172 sq) pense que la marionnette «représente le processus éducatif constructeur de l'homme et ses résultats salvateurs ou funestes selon les fils tirés.» Selon lui, pour accéder au règne de l'intelligible, l'homme-marionnette doit être immolé et ressuscité.

395.

Dans Est-ce que j'peux placer un mot ?, Dominique Fourcade rappelle combien il est difficile pour un enfant de placer un mot, de se faire entendre.

396.

Il est nécessaire que l'école soit un asile, un refuge pour que l'enfant puisse apprendre.

397.

On rejoint là le mythe de l'être créé : qu'il s'agisse du Golem, de Pygmalion, de Frankenstein…

398.

Dans La pluie d'été, Marguerite Duras met en scène un instituteur qui fait remarquer à la mère d'un enfant qui ne veut pas aller à l'école qu'«aucun des quatre cent quatre-vingt-trois enfants qui sont ici ne veut aller à l'école. Aucun.» (…) «On les force, Monsieur, on les y contraint, on tape dessus, voilà.»

399.

Si l'on s'en réfère au mythe de Cronos, le destin du fils est de détrôner le père : comment alors ne pas comprendre le rêve paternel de dévoration ?

400.

Dans les romans du Moyen Age, le jeune chevalier doit quitter la Cour et se retrouve toujours, dans la forêt, à une croisée de chemins. C'est à lui de choisir sa propre voie ; nul ne peut l'aider. C'est en prenant le risque de se perdre qu'il trouvera sa place dans la société.

401.

Faut-il une demi-heure de route pour se rendre au Champ des Miracles ou une demi-journée ? Pinocchio ne se rend pas compte de l'écart entre le temps promis par le Renard et le temps réellement consacré au trajet. Il est donc perdu dans un espace sans repères.

402.

Dans L'école c'est l'enfer, Mah Groening révèle «l'art du supplice parental» en accumulant les expressions couramment employées (en exagérant à peine) par les parents à l'égard de leurs enfants : «ça te plaît de savoir que tu raccourcis mon espérance de vie», «tu veux ma mort ?»…

403.

Dans L'adolescence volée, Stanislas Tomkiewicz se fondant sur sa propre expérience, explique la résilience comme la faculté d'un individu à «résister aux aléas de la vie, même les plus graves» (…) Pendant longtemps, l'idée prévalente en ce domaine était qu'à partir d'un certain niveau d'agression subie pendant l'enfance, une personne devenait forcément délinquante, psychotique, assistée, bref socialement inadaptable. (…) Stanislas Tomkiewicz prouve, par sa vie même puis par son travail auprès d'adolescents, qu'un individu arrive à survivre à une catastrophe. Son témoignage et ses recherches visent à convaincre les éducateurs afin que ceux-ci, au quotidien, rendent à chaque enfant cette part d'eux-mêmes qui leur a été volée.

404.

Le roman de Flaubert Madame Bovary commence par l'arrivée du nouveau dans la classe. Celui-ci est hué par les enfants et le maître participe lui aussi à ce rituel sacrificiel en lui infligeant un pensum. Le nouveau, c'est l'étranger, celui qui, venu d'ailleurs, s'introduit dans le groupe. L'intégration s'effectue au prix d'une initiation, qui peut être douloureuse.

405.

Dans Sa majesté des Mouches, William Golding illustre la thèse selon laquelle une société d'enfants est régie par la loi du plus fort. Dans le groupe, un chef est reconnu et celui-ci impose sa loi à tous ; celui qui est désigné comme le paria est soumis à toutes les violences du groupe, au péril de sa vie.

La littérature fourmille de témoignages sur cette violence enfantine.

406.

Dans Juger, être jugé, Pierre Truche explique que la violence de la loi -et non la violence du juge- est «une réponse à la violence illégitime de ceux qui enfreignent la règle». Il y a donc une violence de l'autorité que tout éducateur doit assumer.

407.

A cet égard, on peut remarquer que le verbe «errer» signifie, d'un point de vue étymologique, faire route, cheminer ; or, l'évolution de ce mot a intégré la notion d'erreur dans son sémantisme.

408.

Lorsqu'on parle de violence à l'égard des enfants, on oublie trop souvent que la séduction est un moyen pervers d'exercer la violence. L'ogre, le monstre et la sorcière peuvent être charmants, c'est-à-dire, étymologiquement, des êtres qui ont le pouvoir de charmer, d'envoûter.

409.

Dans Histoire du prince Pipo de Pierre Gripari, la Grande Sorcière du Bord de l'Eau rappelle à Pipo la leçon qu'il doit tirer de ses aventures : «tu es devenu toi-même le roi ton père» (p.189). Or, il nous semble qu'une telle perspective est démoralisante pour l'enfant : à quoi bon vivre si les expériences n'aboutissent qu'à un clonage ? Le but de l'éducation consiste à apprendre à l'enfant à devenir lui-même, et non à reproduire son géniteur. Devenir autre, c'est pendre en compte la dimension temporelle de l'existrence.

410.

L'expression «Au pays des jouets» est ambiguë : on peut penser que les jouets désignent métaphoriquement les enfants qui sont les jouets du maître des ânes. L'expression «être le jouet de» montre bien que la personne est manipulée.

411.

Dans L'industrie de la consolation, Bertrand Leclair fait remarquer qu'un article du monde annonce l'identification d'un nouveau gène responsable de certaines formes d'arriération mentale et s'interroge sur les extrapolations que l'on pourrait faire à partir de cette découverte « qui consisterait à soutenir que si le retard mental est transmis sur un mode héréditaire, il en va de même pour toutes les fonctions cognitives et, donc, pour l'intelligence» (…) (p.81) Bertrand Leclair fait également remarquer que l'innéisme fait figure de lieu commun au point que «personne ne s'était seulement alarmé du fait qu'il soit le moteur d'un des plus gros succès cinématographiques de ces dernières années, La vie est un long fleuve tranquille» (p.81) dans lequel s'imposait l'idée selon laquelle «les pauvres sont intrinsèquement pauves parce que génétiquement vulgaires et stupides, et les riches, intrinsèquement riches parce que génétiquement intelligents» (…) (p.82)