2. Etre professeur

La démocratisation de l'école aboutit au fait que l'éducation relève de plus en plus des enseignants. Certes, l'école n'est qu'un lieu parmi d'autres où s'exerce l'éducation de l'enfant ; néanmoins, on constate qu'elle est perçue comme le pôle essentiel de l'éducation. C'est pourquoi il est important de s'interroger sur la définition du métier de professeur.

L'expérience prouve que ce corps est divers ; cependant, tous les enseignants, de la maternelle au lycée, ont le titre de professeur. 412 L'abandon du terme de «maître» peut se justifier par le fait que ce mot est rattaché à la notion de domination ; or, à l'heure actuelle le rapport entre l'enseignant et l'élève ne peut plus être conçu en ces termes. Si l'IUFM -Institut Universitaire de Formation des Maîtres- garde le terme de «maîtres», c'est peut-être pour mettre l'accent sur la qualification des personnes qui s'effectue en ce lieu. Il y a donc la volonté de la part de l'institution d'unir dans un même projet tous ceux qui, à quelque niveau qu'ils se situent, contribuent à l'éducation de l'enfant.

Qu'est-ce donc qu'être professeur ? Si l'on s'en tient à une définition commune, on peut définir le professeur comme «une personne qui enseigne une discipline d'une manière habituelle et organisée» 413 . Cependant, à la lecture de Jacques Derrida, 414 nous pouvons émettre l'hypothèse que le professeur est d'abord une personne qui fait une déclaration publique, s'engageant ainsi publiquement en reconnaissant l'orientation de son enseignement :

‘«Professer», ce mot d'origine latine (profiteor, professus sum ; pro et fateor, qui veut dire parler, d'où vient aussi la fable, et donc un certain «comme si»), signifie, en français comme en anglais déclarer ouvertement, déclarer publiquement. (…) La déclaration de qui professe est une déclaration performative en quelque sorte. Elle engage par un acte de foi jurée, un serment, un témoignage, une manifestation, une attestation ou une promesse. C'est bien, au sens fort du mot, un engagement. Professer, c'est donner un gage en engageant sa responsabilité. «Faire profession de», c'est déclarer hautement ce qu'on est, ce qu'on croit, ce qu'on veut être, en demandant à l'autre de croire à cette déclaration sur parole.(Jacques Derrida, L'Université sans condition, p.34) 415

On partira de cette définition du professeur qui, ayant pour tâche d'éduquer les enfants qui lui sont confiés, déclare publiquement sa conception -en ce temps et en ce lieu- de son métier. Il ne suffit donc pas d'être ‘«’ ‘un expert compétent, mais promettre de l'être, s'y engager sur parole’». 416 La formation à l'IUFM devrait permettre à chaque étudiant désirant s'engager dans cette profession d'acquérir cette nouvelle identité, correspondant à un nouveau statut social. Le passage par l'IUFM devrait donc opérer une conversion. Pour cela, il est nécessaire de confronter expériences personnelles et représentations théoriques et cela ne peut se faire que si l'on alterne temps d'expérimentations dans les classes et réflexion sur ces expérimentations à partir d'approches théoriques. Comme le souligne Alain Jacquard 417 , ‘«’ ‘ on ne dit pas assez aux étudiants qu'ils ont de la chance, eux qui affûtent leur regard sur le monde au début du XXIème siècle, d'arriver après une moisson extraordinaire de révolutions conceptuelles. La plupart des mots qui nous permettent de décrire le monde ont changé et il est important de se rendre compte des conséquences politiques, métaphysiques, philosophiques et même théologiques que cela engendre.’ ‘»’ ‘’Comme un médecin tient compte des avancées techniques et conceptuelles de son époque, on peut penser qu'un professeur doit nécessairement réfléchir sur ces nouvelles approches conceptuelles afin de repenser sa pratique. En effet, il est nécessaire de reconnaître qu'une formation initiale est insuffisante pour exercer un métier pendant toute une vie : par conséquent, il est indispensable de prévoir des temps suffisamment longs, à des rythmes réguliers, pour une formation continue. Etre professeur, c'est aussi reconnaître que l'on a toujours besoin d'apprendre, de mettre en perspective ses pratiques, et de réfléchir sur ce que l'on est devenu afin de savoir dans quelles perspectives on continue d'exercer sa profession.

Pour donner une direction à son enseignement et devenir un accompagnateur, le professeur doit connaître sa nouvelle identité : d'étudiant, il devient, à la suite d'une conversion, professeur. Le temps de formation professionnelle devrait être un temps de repli, de réflexion au terme duquel le professeur prend un engagement professionnel et politique. Par exemple, s'il va de soi que le principe d'éducabilité doit être une conviction chez chaque professeur, il n'est pas certain que l'histoire de chaque étudiant témoigne de sa validité.

En tant qu'éducateur, le professeur est d'emblée amené à s'interroger sur la relation qu'il entretient avec l'enfant, radicalement différent, qui est en face de lui. Certaines fictions peuvent être des détours pour permettre au futur professeur d'amorcer cette réflexion. Comme le souligne l'un des personnages de Marguerite Duras dans La pluie d'été, ‘«’ ‘Toutes les vies étaient pareilles (…) sauf les enfants. Les enfants, on ne savait rien.’ ‘»’ ‘’ 418 L'enfant reste un être mystérieux aux yeux de l'adulte qui est toujours renvoyé à son ignorance. C'est pourtant au professeur de se tourner vers l'enfant et de l'éduquer ; en tant que tel, il est, selon la définition proposée par Philippe Meirieu 419 ‘«’ ‘un pédagogue qui se donne pour fin l'émancipation des personnes qui lui sont confiées, la formation progressive de leur capacité à décider elles-mêmes de leur propre histoire, et qui prétend y parvenir par la médiation d'apprentissages déterminés’». Au terme de l'éducation - s'il y en a un- la personne choisit sa ‘«’ ‘propre histoire’» qui peut être le refus ou l'obéissance passive ; c'est un risque à accepter dès lors qu'on ne confond pas dressage et éducation.

Les apprentissages proposés par le professeur sont des dispositifs de médiation c'est-à-dire qu'ils servent de lien entre l'éducateur et l'enfant, entre le professeur et l'élève. Ce sont, en quelque sorte, des objets transitionnels qui devraient permettre de désamorcer la violence inhérente à la relation éducative. En conséquence, il n'y a pas d'objet d'apprentissage plus légitime qu'un autre, en dehors de toute considération historique. Dans le contexte scolaire, la littérature - et en particulier la fiction- est donc à considérer comme un outil de médiation entre le professeur et l'élève ; par conséquent, le professeur ne doit pas oublier la finalité éducative des histoires qu'il raconte aux enfants.

Par ailleurs, le professeur, en tant que pédagogue, est lui-même un médiateur c'est-à-dire qu'il est de passage dans l'histoire de l'enfant ; il est donc voué à l'abandon, à l'oubli. Un peu comme un médecin qui ne saurait s'attacher à ses patients, un pédagogue ne peut s'attacher aux élèves dont il a la garde momentanée car ce serait les priver de leur liberté. Il est évident que l'éducateur, comme créateur, rêve d'une créature malléable, semblable à son image. 420 Mais que serait la liberté d'un être prisonnier d'une image ? Le professeur, passionné par la discipline qu'il a choisie comme objet de médiation dans la relation éducative, n'a pas vocation à former des disciples. En conséquence, le professeur propose de partager son expérience -de la littérature, de la musique, de la science…- dans l'espoir qu'un jour un élève prendra le relais, avec conviction, tout en sachant que la liberté consiste aussi à prendre d'autres voies. C'est pourquoi il est nécessaire que le professeur travaille avec d'autres partenaires : collègues, écrivains, bibliothécaires…mais aussi scientifiques, juristes…L'IUFM pourrait être ce lieu de rencontres pour permettre à chaque futur professeur de se situer par rapport aux autres médiateurs culturels.

Le professeur n'est pas le seul éducateur que l'enfant rencontre ; certes, il joue un rôle important dans la mesure où il est un représentant de l'institution, mais il est en concurrence avec d'autres éducateurs. Dans L'Emile, Rousseau soustrait l'enfant à toute autre influence que celle du pédagogue en prenant un orphelin : l'éducateur le prend donc totalement en charge, il définit ses besoins, ses droits, et le maintient à sa merci par une surveillance impitoyable et une privation de liberté. Rousseau soustrait l'enfant à toute influence culturelle et pense que le pédagogue peut directement agir sur la nature ; or, tout être humain baigne d'emblée dans un environnement culturel dont on ne peut le priver sans supprimer en même temps l'humanité qui est en lui. Cet ‘«’ ‘élève imaginaire’ ‘»’ ‘ 421 ’ ‘’permet à Rousseau de poser des principes d'éducation qui peuvent ouvrir des pistes de réflexion pour les pédagogues, mais en aucun cas, on ne peut évacuer l'environnement culturel dans lequel baigne l'enfant. La pluralité des influences peut être une chance pour le pédagogue et pour l'enfant dans la mesure où cela revient à un partage des responsabilités : le pédagogue ne porte pas seul la charge d'éduquer et l'enfant n'est pas redevable à une seule personne. Chacun y gagne en liberté.

Par ailleurs, on peut penser que l'écart entre l'environnement social et l'école peut être une chance pour l'enfant. Dans Mars 422 , Fritz Zorn présente un personnage élevé «dans le meilleur des mondes possibles» :

‘Dans ma jeunesse, presque tous les petits malheurs et, principalement, tous les problèmes m'ont été épargnés. Il faut que j'exprime cela encore plus précisément : je n'avais pas de problèmes, je n'avais absolument aucun problème. Ce qu'on m'évitait dans ma jeunesse, ce n'était pas la souffrance ou le malheur, c'étaient les problèmes et, par conséquent, la capacité d'affronter les problèmes. (Fritz Zorn, Mars, p.35)’

On peut penser que l'enfant a besoin d'être confronté à des problèmes pour exister. Un monde sans problème n'existe pas ; le monde est rempli de conflits : faire croire à l'enfant que l'harmonie est naturelle, quand elle ne peut naître que d'un accord, est un mensonge. Les paradis artificiels sont mortifères. L'enfant adopte les goûts et les discours de ses parents sans distance :

‘Je ne lisais donc que de «bons» livres, c'est-à-dire que je n'en possédais pas d'autres ; je ne savais même pas ce que pouvaient être de «mauvais» livres. Je savais que les mauvais livres étaient de la «camelote» -mais la camelote, je ne savais pas au fond ce que c'était. Je fus prodigieusement étonné le jour où je me rendis compte que, parfois aussi, un bon livre pouvait ne pas me plaire.(Fritz Zorn, Mars, p.43)’

Au cours d'un voyage scolaire, le narrateur découvre qu'il est possible de parler de sujets captivants, ce qui ne lui était jamais arrivé dans le contexte familial.

Le professeur est donc une figure institutionnelle qui va autoriser la pensée critique de l'élève ; en lui soumettant des problèmes, il va lui permettre de comparer, d'évaluer et de choisir. Les objets littéraires n'échappent pas à la relativité 423 et le professeur est celui qui permet de construire un système où l'on peut discuter des conflits entre les personnes à propos des objets. En ce sens, raconter des histoires aux enfants est un fabuleux outil de médiation : en effet, la fiction dit que l'histoire ne se passe pas ici -il était une fois-, qu'elle ne se passe pas maintenant -dans un pays lointain-, et qu'elle ne parle pas de l'enfant à qui elle s'adresse -c'est un personnage- par conséquent, écouter une telle histoire est sans risque pour l'enfant qui se sent concerné sans être directement visé. Le professeur est donc nécessairement un raconteur d'histoires et il serait judicieux de développer la connaissance de fictions réflexives dans les IUFM.

Notes
412.

On peut penser que l'IUFM est mal nommé puisqu'on ne forme plus des maîtres, mais des professeurs.

413.

Définition donnée par le petit Robert

414.

Jacques Derrida, L'Université sans condition

415.

Jacques Derrida, op. cit., p. 34

416.

Jacques Derrida, op. cit., p.35

417.

Alain Jacquard, Science et citoyenneté, p.8

418.

Marguerite Duras, La pluie d'été, p.10

419.

Philippe Meirieu, Le choix d'éduquer, p.13

420.

Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue

421.

Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l'éducation, p.100

422.

Dans Mars de Fritz Zorn, le narrateur montre que le cancer dont il meurt est la conséquence d'une éducation sans problème : «Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux , névrosé et seul. (…) J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été sage toute ma vie. (…) Naturellement j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire.» (p.33)

423.

Il n'y a pas d'œuvre d'art absolue, susceptible d'emporter l'adhésion de tous ; c'est pourquoi la tolérance est une conduite à transmettre. La destruction du patrimoine culturel de l'Afganistan renforce notre conviction.