3.1. Relation au monde

La démocratisation de la société a donné à l'institution un rôle primordial dans la formation de l'individu dans la mesure où la scolarisation s'est généralisée à l'ensemble d'une classe d'âge. Ce choix politique n'est pas sans conséquence ; comme le souligne Sylvain Auroux 426 , de là découle la création de ‘«’ ‘l'enfance et l'adolescence, la séparation des classes d'âge (…) et, surtout, cette croyance ahurissante qu'il n'y a de bonne formation qu'à l'école’». A l'évidence, l'école n'est pas le seul lieu de formation ; ne dit-on pas que les nouvelles technologies concurrencent très fortement l'école ? Cependant, on ne peut nier ce massif transfert de formation en direction de l'école. Le déplorer, c'est penser qu'elle a failli à sa vocation. Ce qui est socialement inadmissible, étant donné le coût de cet investissement. L'école suscite alors de virulents propos qui témoignent de la volonté de chacun de participer à la nécessaire refonte du système éducatif afin de l'adapter aux exigences sociales et politiques contemporaines. De nouveaux problèmes éthiques se posent et il est nécessaire d'inventer des solutions rationnelles, applicables, en conformité avec des choix politiques clairement définis au niveau international. Les relations entre les individus, entre les groupes sont placés sous le signe de désaccords permanents. Ces tensions permettent de questionner les valeurs de référence et de les confronter à celles qui servent de référence à d'autres cultures. Le clonage des individus, le stockage des déchets radioactifs, le respect de l'environnement…ne peuvent être résolus au niveau restreint d'un Etat. C'est pourquoi l'éducation doit s'efforcer de relier la réflexion théorique et l'expérience empirique et elle ne peut le faire qu'en ayant une structure démocratique : ce qui importe, aujourd'hui et demain, c'est une connaissance reliée au monde et à autrui. La réflexion qui s'exerce doit se transformer en action car le monde contemporain se transforme dans l'échange des actions et des réflexions collectives. Nul ne peut être exclu du débat. On peut penser que l'introduction des Travaux Personnels Encadrés 427 en lycée répond à une telle préoccupation.

Cette réflexion commune implique le franchissement des frontières disciplinaires pour tenter de résoudre les problèmes qui se posent à tous : chacun, en fonction de son histoire personnelle, peut participer au débat. Pour reprendre l'exemple donné par Umberto Eco 428 -soit le problème concernant la transmission de la notion de danger de mort lié à la présence de déchets nucléaires actifs pendant dix mille ans-, on constate que le moyen imaginé par les différentes institutions chargées de résoudre le problème suppose la création d'une ‘«’ ‘sorte de caste sacerdotale, formée par des savants des sciences nucléaires, des anthropologues, des linguistes, des psychologues, se perpétuant à travers les siècles par cooptation, et qui maintienne en vie la connaissance du danger, en créant des mythes, des légendes et des superstitions.’ ‘»’ ‘’ ‘ 429 ’ ‘’Les histoires racontées transmettent donc le savoir. La connaissance, ou du moins son approche, ne peut se faire que sur le mode narratif grâce à une conjugaison de compétences disciplinaires. Les savoirs sont indispensables car ils permettent d'aborder les problèmes sous des angles divers ; en revanche, ces savoirs doivent être une aide pour une réflexion commune. Des changements interviennent dans la vie de la communauté - possibilité de clonage, déchets radioactifs, …- et il est nécessaire de répondre aux questions éthiques posées par ces avancées scientifiques : personne ne sait le faire puisque aucune société n'a jamais été confrontée à ces inventions mais il faut le faire car une science sans éthique conduit à des dérives dangereuses. Comme le souligne Albert Jacquard, 430 ‘«’ ‘ il nous faut répondre sans avoir ces réponses toutes faites et par conséquent réinventer la morale. Mais c'est à nous de l'inventer et cela ne peut se faire que collectivement. La vraie communauté humaine est la communauté d'accès à une certaine morale. Il y a une morale universelle, celle des droits de l'homme, qui est le noyau commun à partir duquel les cultures peuvent diverger.’ ‘»’ ‘’

En conséquence, le professeur doit être le premier à travailler collectivement, pour la communauté : la finalité de la discipline n'est pas la discipline elle-même, mais le moyen d'aborder d'une manière spécifique les problèmes qui se posent à une communauté. En ce sens, l'école est un lieu où se croisent des regards. Albert Jacquard 431 propose d'écrire ‘«’ ‘ sur tous les établissement scolaires ’ ‘«’ ‘Ici on apprend l'art de la rencontre’ ‘»’ ‘ et faire comprendre à tous les enseignants que leur devoir premier est de l'enseigner, y compris les professeurs de mathématiques. Si les élèves apprennent les maths pour passer leur bac, cela ne leur servira à rien. Il faut leur apprendre les mathématiques comme sujet de conversation car la finalité des maths est de rencontrer l'autre. Le jour où l'on ne fera qu'apprendre aux enfants à rencontrer l'autre, on n'aura pas perdu son temps.’ ‘»’ ‘’A l'heure actuelle, on crée des comités d'éthique pour décider au nom de la collectivité ; on peut envisager que le rôle du professeur est d'ouvrir ces comités afin que chacun puisse donner sa voix, mais cela ne peut se faire que par une préalable éducation à l'humanité : à quoi bon une démocratie sans éthique ?

Notes
426.

Sylvain Auroux, Barbarie et philosophie, p.129

427.

Bulletin Officiel n°9 mars 2000

428.

Umberto Eco, La recherche de la langue parfaite, p.206

429.

Umberto Eco, op. cit. p.205

430.

Albert Jacquard, Science et citoyenneté, p.48

431.

Albert Jacquard, Science et citoyenneté, p.57