Dans le cadre de l'institution scolaire, l'acte éducatif suppose une cohérence dans les actions menées et une théorie commune de référence. Dans le système démocratique qui est le nôtre, le cadre de référence pour le fonctionnement de l'Ecole est la Déclaration universelle des droits de l'Homme et la Convention internationale des droits de l'Enfant signée par la France en 1990. Historiquement vouée à sélectionner, l'Ecole doit aujourd'hui repenser les inégalités qu'elle engendre pour maintenir la hiérarchie sociale, car cette option est en contradiction avec les choix politiques actuels. A ne considérer pour l'exemple que l'article 29 432 de cette Convention, on constate que l'éducation vise des objectifs qui ne font pas partie de la culture scolaire. Comme le souligne Bernard Defrance, 433 ‘«’ ‘Ce ne sont pas les grands principes qui sont en cause dans les débats sur l'école, mais bien la manière de les appliquer. Leur déclinaison pédagogique et institutionnelle révèle trop souvent des contradictions entre les finalités affichés et les pratiques réelles, entre les intentions généreuses et les effets produits (…)’ ‘»’ ‘’(p.7)
Ainsi, à ne considérer pour l'instant qu'un exemple restreint extrait d'un manuel scolaire 434 , il est dit que ‘«’ ‘Là où une société totalitaire impose un discours unique, la démocratie permet à chaque individu d'exprimer une pensée qu'il peut dissocier de l'opinion commune’». Cette affirmation conclut un chapitre consacré à l'essai et au dialogue dans lequel se trouvent des textes regroupés autour ‘«’ ‘d'objets d'étude communs’ ‘»’ ‘ 435 ’ ‘’soit ‘«’ ‘Littérature et tolérance’» et ‘«’ ‘Littérature et savoirs’». Les textes servent d'illustrations à la notion de ‘«’ ‘délibération’». (p.182) Chaque texte est précédé d'une présentation censée diriger la lecture. Ainsi, l'extrait de Montaigne, Essais (I, 31) est-il encadré de la façon suivante 436 :
‘ Qui est le barbare ?Tout, dans cette présentation, ‘«’ ‘impose un discours unique’» (p.219) et s'oppose au travail d'appropriation personnelle du texte. Le titre en caractères gras est une question rhétorique et oriente la réponse : il vise ‘«’ ‘à produire un ou plusieurs effets sur le destinataire’ ‘»’ ‘’(p.182). La première phrase résume le contenu du texte que l'élève ne peut pas découvrir par lui-même. L'interprétation est guidée. Les questions sont censées être celles que l'élève doit se poser. Un jugement de valeur sur Montaigne est implicitement présent : l'anthropophagie des brésiliens ne ‘«’ ‘ l'empêche pas de se renseigner sur leurs mœurs et leurs coutumes’». Les questions posées à la suite du texte de Montaigne visent à guider très fortement le lecteur. En conséquence, on peut penser que si la finalité de ce cours est l'expression personnelle contre le discours unique, les modalités d'application vont à l'encontre des buts visés. La présentation des textes est une rectification des textes que l'on peut assimiler à un système de rectification mentale. On demande à l'élève de lire librement tout en lui imposant un parcours fléché ; il devient ainsi le récitant d'un discours convenu, socialement admissible : ce sont des injonctions contradictoires, incompatibles avec la notion d'éducation.
Dans Degrés 437 ,Michel Butor raconte l'entreprise d'un professeur de français visant à décrire une heure de cours consacrée à la découverte de l'Amérique. Cette leçon est illustrée par deux textes du répertoire culturel extraits de manuels : celui de Marco Polo rapporte les merveilles de l'autre monde, celui de Montaigne relate les atrocités commises par les Européens lors de la découverte du Pérou. Les citations arrivent par bribes aux oreilles de lycéens indifférents :
‘«Nostre monde vient d'en trouver un autre ( et qui nous respond si c'est le dernier de ses frères…)»,Le professeur, pétri de grec et de latin, malgré tout son savoir, ne parvient pas à donner du sens à son enseignement. Le texte de Montaigne apparaît moins important que le curage des ongles. A l'image de la liste des manuels de l'élève, le savoir se résume à une liste de citations qui tournent à vide ; le texte de Montaigne se désagrège, tombe en ruines dans l'indifférence générale. Aucune formation civique n'en résulte. L'étude de Gargantua n'est guère plus attrayante :
‘Tu regardais, sur ton cahier ouvert, l'analyse que tu avais faite de ce morceau :Le texte de Rabelais est découpé et réduit à rien, et aucun enseignement ne peut en être tiré. Le roman de Michel Butor permet de réfléchir sur la discordance entre les contenus d'enseignement et les dispositifs d'enseignement qui sont de véritables rectificatifs textuels.
La fiction est un objet d'éducation si c'est une activité qui forme le lecteur ; pour cela, on ne peut la considérer comme un moyen de recevoir des connaissances que si, en même temps, on la considère comme un moyen de se les approprier. Comme le souligne Bernard Defrance 438 , ‘«’ ‘Le court-circuit de l'éducation produit la violence parce qu'il se fonde sur l'illusion que nous pourrions esquiver les exigences de l'institution de l'humanité en chacun et éviter la nécessité pour chaque petit d'homme de reparcourir lui-même l'itinéraire de l'hominisation.’ ‘»’ ‘’La littérature est un objet d'éducation si elle permet une réflexion personnelle, si elle est une expérience. Faire une expérience, c'est éprouver quelque chose ; en latin, peritus désigne celui qui sait par expérience et periculum désigne à la fois l'expérience et le danger, le péril. Trop protéger l'enfant en le privant de l'expérience, c'est renoncer à l'éduquer ; il faudrait accepter de prendre des risques pédagogiques : Sénèque a échoué avec Néron 439 , mais pour l'instant, on n'a pas de meilleure voie à proposer. Les connaissances acquises devraient permettre de transformer l'individu ; si elles ne le font pas, c'est qu'elles sont inertes, inutiles du point de vue de l'éducation de cet enfant en particulier. La fiction est un objet d'éducation si elle marque l'individu, le tatoue. Pour cela, il est nécessaire de permettre une expérience personnelle du texte. Les manuels scolaires sont des outils de ‘«’ ‘non-éducation’ ‘»’ ‘’dans la mesure où ils se présentent comme des moyens permettant de contrôler les expériences de lecture en indiquant par avance le but du voyage de découverte que devrait être la lecture. Il y a une contradiction entre les valeurs défendues par les manuels et les méthodes d'enseignement qui évitent toute responsabilité personnelle. 440 On peut penser que les manuels fonctionnent comme des prothèses dont on appareillerait tous les élèves en préjugeant a priori de leur déficience : en conséquence, il nous semble légitime de vouloir les supprimer pour laisser marcher les élèves. Par ailleurs, le manuel suggère des lectures 441 : comment l'élève de Première peut-il découvrir ces dix-huit textes ? comment peut-on concilier le guidage très ferme des extraits proposés avec l'appropriation personnelle des textes de la liste ? Certainement, cela correspond à la volonté de constituer une bibliothèque personnelle : chaque élève est invité à puiser, dans la liste proposée, un ou des ouvrages. Les auteurs du manuel font connaître les textes qui leur ont permis une certaine expérience, mais il n'y a pas d'échanges d'expériences. La bibliothèque des auteurs du manuel ne vit pas : donner un capital, même culturel, n'est pas un acte d'éducation. Les méthodes d'enseignement s'accordent toutes sur la nécessité de faire jouer un rôle actif à l'élève car l'apprentissage est beaucoup plus efficace, mais, dans l'esprit de la Convention des Droits de l'Enfant, l'école se doit de mettre l'enfant au cœur des apprentissages. En conséquence, l'école doit reconnaître le droit de faire des expériences hasardeuses, erronées au risque de faire des contresens de lecture. C'est à partir de là qu'un dialogue peut s'établir : le droit à l'expression ne peut se réduire à un contenu d'enseignement prévu dans les programmes, il devrait être développé à l'intérieur de l'école dans les méthodes d'enseignement. Comment sinon ouvrir au nécessaire dialogue entre les cultures si, au sein d'une institution, on se montre incapables de dialoguer et de respecter l'individu ?
Article 29
Les Etats parties conviennent que l'éducation de l'enfant doit viser à :
a) Favoriser l'épanouissement de la personnalité de l'enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ;
b) Inculquer à l'enfant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte ds Nations Unies ;
c) Inculquer à l'enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ;
d) Préparer l'enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix , de tolérance, d'égalité entre les sexes et d'amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d'origine autochtone ;
e) Inculquer à l'enfant le respect du milieu naturel.
Bernard Defrance, Le droit dans l'école
Français Première sous la direction de Geneviève Winter Bréal p.219
op. cit., Préface
op. cit., p.186
Dans Degrés, Michel Butor raconte l'impossibilité de raconter un cours.
Bernard Defrance, Le droit dans l'école, p.9
Pinoccchio est le seul à renoncer à son animalité pour devenir humain et tous les autres restent des monstres : si l'on renonce à éduquer, c'est parier pour la monstruosité contre l'humanité. Malgré le peu de rentabilité apparente de l'acte éducatif, il est des éducateurs qui ne remettent jamais en cause leur mission.
On peut penser que ce qui est valable pour les élèves l'est également pour les enseignants : comment concilier l'utilisation de manuels scolaires avec la notion de responsabilité personnelle ?
Français Première p.181