Littérature et valeurs humaines

On peut penser que la première leçon d'humanité est offerte par Chrétien de Troyes qui, dans Yvain le chevalier au lion, fait le récit d'une rencontre entre deux hommes appartenant à deux univers culturels totalement séparés. Le chevalier Calogrenant rencontre dans la forêt un ‘«’ ‘vilain’» , dépourvu de nom (v.286) : la description qu'il en donne le place à la frontière de l'humanité. Il a la tête plus grosse que celle d'un cheval (v.294), des oreilles d'éléphant (v.298), des yeux de chouette (v.300), un nez de chat (v.300), la bouche fendue comme celle d'un loup (v.301) et des dents de sanglier (v. 302). Ainsi vu par le chevalier, le vilain est un monstre. 444 Cette très laide créature (v.288) vit dans l'Autre Monde. Calogrenant le questionne pour connaître son état :

‘(…) Va, cor me di
Se tu es boine chose ou non !
Et il me dist : Je suis uns hom. (Chrétien de Troyes, Yvain le chevalier au lion, v.326 sq) 445

Chevalier pourvu d'un nom ou vilain rejeté dans la forêt, tous deux appartiennent à une même espèce. Chrétien de Troyes reprend donc la logique normative médiévale, mais la contredit en affirmant l'humanité du vilain, que la division sociale en états bafoue.

Montaigne 446 sert généralement de référence dans la mesure où le texte Des coches crée une multitude de prises de position. Cet humaniste se fait le porte-parole des valeurs occidentales sans jamais penser que l'Autre a quelque chose à apprendre à l'Occidental ; l'ethnocentrisme culturel demeure.

Lorsque Michel Tournier écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique 447 puis Vendredi ou la vie sauvage, il montre la distance qui le sépare de Daniel De Foë : en effet, s'il fait le lien avec le passé, il montre en même temps la distance considérable qui sépare ces deux moments de l'histoire ; l'attitude colonialiste n'est plus pensable aujourd'hui. C'est pourquoi il nous semble aberrant que la République algérienne démocratique et populaire propose dans le Livre unique de français 448 pour la 6ème année fondamentale des extraits de Robinson Crusoë de Daniel De Foë en orientant l'étude sur les bienfaits apportés dans l'île par Robinson soit : ‘«’ ‘Les richesses de Robinson’» (p.144), ‘«’ ‘Robinson se construit un abri’» (p.147), ‘«’ ‘Robinson s'installe et s'organise’ ‘»’ ‘’(p.148), ‘«’ ‘Robinson se fabrique un calendrier’» (p.149), ‘«’ ‘Robinson fabrique des outils’» (p.155), ‘«’ ‘Robinson capture des chèvres pour les élever’» (p.159), ‘«’ ‘Le verger de Robinson’» (p.163), ‘«’ ‘Le calendrier de Robinson’» (p.165), ‘«’ ‘Robinson découvre un sac de grain : l'idée lui vient de devenir agriculteur’ ‘»’ ‘’(p.166), ‘«’ ‘Robinson construit une pirogue’» (p.173), ‘«’ ‘Les amis de Robinson’» (p.177) 449 , «Vendredi» (p.180) 450 . Il nous semble que la lecture de ce texte est difficilement acceptable aujourd'hui. Le livre de lecture de la 9ème année fondamentale 451 retient un extrait d'un ouvrage édité par le Ministère de l'Information et de la Culture :

‘C'était le premier jour d'un mois : Novembre 1954…
C'était la première balle d'une guerre de libération…
C'était le premier cri de la révolution…
Plus d'un siècle de colonialisme en fut à jamais ébranlé. Et ce premier coup de feu, premier symbole d'une libération à conquérir, au prix de quelle moisson, devait atteindre l'hydre coloniale en plein cœur. (p.21)’

Il serait plus judicieux de proposer des extraits de Robinson Crusoë et des extraits de Vendredi pour témoigner de la distance idéologique qui sépare les deux moments de l'histoire.

Aujourd'hui, Robinson doute de la supériorité des valeurs qu'il défend :

‘Pour la première fois, il se demanda si ses exigences de délicatesse, ses dégoûts, ses nausées, toute cette nervosité d'homme blanc étaient un ultime et précieux gage de civilisation ou au contraire un ballast de mort qu'il faudrait qu'il se résolve à rejeter un jour pour entrer dans une vie nouvelle. (Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, p.173)’

Cette récriture permet de comprendre les structures mentales du monde actuel. Cependant, si Michel Tournier est sensible à la situation de Vendredi, l'histoire est écrite du point de vue de Robinson et Vendredi reste muet. C'est pourquoi on ne peut que se réjouir de voir que des revues comme ethnies 452 soient diffusées et lues.

Ces textes de fiction qui thématisent l'altérité culturelle déstabilisent les certitudes du lecteur et incitent à un questionnement sur le monde. Il s'agit de lutter contre le repli identitaire en favorisant les échanges entre différentes cultures : l'identité culturelle a toujours résulté, sous toutes les latitudes, d'un brassage d'influences. Comme le font remarquer Emmanuel Fraisse et Bernard Mouralis 453 , ‘«’ ‘dès les origines de la littérature, le vers, en raison de ses propriétés formelles (régularités, homophonies, rythme, figure) qui facilitent le travail de la mémoire, a été utilisé pour fixer et transmettre des contenus didactiques : proverbes, listes de noms, vérités morales, lois de la nature, cadres juridiques etc.’ ‘»’ ‘’En ce sens, on peut penser que les textes de fiction transmettent des valeurs idéologiques qui structurent un groupe social donné.

La fiction construit les valeurs humaines en se présentant comme un miroir où chaque lecteur peut trouver des repères qui l'aideront à effectuer des choix.

Notes
444.

A l'évidence, on ne sait pas comment le chavalier est vu par le vilain.

445.

Traduction : Dis-moi si tu es une bonne créature ou non. Et il me répond : Je suis un homme.

446.

Montaigne, Essais III-6

447.

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

448.

Ministère de l'Education Nationale, Livre unique de français 6ème AF Institut Pédagogique National 1995

449.

Il s'agit d'animaux. L'extrait retenu contient la phrase suivante : «Mon chien fut un agréable et fidèle compagnon (…)»

450.

Le résumé proposé par le manuel est à mettre en parallèle avec la citation précédente : «Vendredi fut un fidèle compagnon.»

451.

Ministère de l'Education et de la formation, Lecture 9ème année fondamentale, Institut Pédagogique National, 1988

452.

Chroniques d'une conquête, ethnies, n°14 1993

453.

Emmanuel Fraisse et Bernard Mouralis, Questions générales de littérature, p.139