3.4. Mensonge idéologique

L'institution scolaire instrumentalise la fiction à des fins humanistes : il s'agit de construire des valeurs universelles en se servant de textes fictionnels qui permettent de poser des questions sur le monde. Selon Jean-Louis Dumortier 454 , «tout récit de fiction se prête à une lecture à thèse, dans la mesure où il est toujours possible d'en extraire une maxime ayant une portée générale et que, plus généralement, toute histoire racontée doit justifier sa propre existence (et l'acte même de la raconter) en répondant à la question : «qu'est-ce que cela prouve ?». Pour cela, on prélève dans l'ensemble des textes littéraires ceux qui servent la bonne cause, quitte à faire croire que les écrivains ont toujours été du bon côté. Or, les œuvres ne peuvent disculper les écrivains qui partagent les préjugés, les illusions de tous. L'attitude des écrivains pendant l'Occupation témoigne des collaborations ou des résistances stratégiques et les règlements de compte à la fin de la guerre ont eu pour rôle de créditer l'ensemble des intellectuels français d'une honorabilité morale, imméritée.

La fiction n'est pas, a priori, morale ; c'est pourquoi il est nécessaire d'une part de faire le partage entre le travail d'écriture et les prises de position des écrivains et d'autre part de considérer que l'école ne fait connaître que la littérature jugée moralement admissible.

Dans la préface à Aurora, Michel Leiris reconnaît que ce texte est un hymne à l'horreur :

‘Je n'avais pas trente ans quand j'ai écrit Aurora et le monde, lui, ignorait la peste brune. Sans trop de mauvaise foi, j'appelais une apocalypse et vouais le genre humain aux gémonies. Aujourd'hui, j'ai quarante ans passés et le genre humain a connu apocalypse et gémonies. Pas plus qu'un autre je ne m'en suis réjoui.(Michel Leiris, Aurora, p.7)’

Le personnage principal porte un nom qui montre la fascination pour l'horreur 455 :

‘Je crus qu'il s'agissait d'AURORA, nom délicat de celle dont l'amour devait de toute éternité le tuer alors qu'il serait enfin sur le point de la toucher, mais, étant venu près du cadavre, je constatai que les lettres gravées ne correspondaient pas toutes aux syllabes de ce nom. Car ce mot (tracé par le bec d'un oiseau pas assez prophétique, ou bien produit par un lapsus des lèvres sombres de l'espace), ce mot était armé d'un H comme le spasme d'un hoquet, ainsi que des deux R qui font rouler le tonnerre de l'angoisse, et s'écrivait, vocable extrait de quel latin décadent et barbare :
HORRORA.(Michel Leiris, Aurora, p.177)’

On pourrait retracer l'histoire de cette fascination pour l'horreur dans les œuvres littéraires et l'on peut penser que les ignominies commises au Xxème ont incité les créateurs à s'interroger sur l'horreur. 456 L'art contemporain intègre l'horreur et lors de certaines manifestations, l'accès de certaines salles est réservé à un public averti. 457 Ainsi, le groupe Cadavre transgresse-t-il les tabous en produisant des œuvres à partir de cadavres humains dont l'utilisation choque la morale. L'un d'eux explique son travail de la façon suivante 458  :

‘Notre génération se passionne peu pour la politique. Réfléchir à des problèmes fondamentaux touchant à l'essence de l'homme nous intéresse davantage. J'y trouve une plus grande liberté, car cela ne nécessite pas l'intervention de formules et de règles préexistantes. Aussi pensai-je que pour traiter des problèmes touchant le fondement même de l'être, il fallait des modes d'expression extrêmes, c'est-à-dire recourir à des matériaux et des supports totalement différents, afin de tenter une nouvelle expérience par laquelle on pourrait créer réellement son propre espace de liberté. C'est ainsi que j'ai choisi la vie (et non l'animal en lui-même) comme support d'expression : laisser la vie disparaître sous une forme donnée, et permettre au public d'assister à cette disparition.(Fei Dawei, Transgresser le principe céleste Dialogue avec le groupe Cadavre, p.60 sq)’

Zhu Yu, obsédé par des images d'anthropophagie, a proposé lors de l'exposition Fuck Off qui a eu lieu à Shanghai en 2000 459 une performance dans laquelle il se faisait filmer en train de manger un bébé mort-né. Pour lui, ‘«’ ‘l'anthropophagie est actuellement considérée comme un tabou universel, toucher à ce tabou serait (…) un moyen de prouver qu'il demeure des principes qui peuvent être transgressés.’ ‘»’ ‘ 460 ’ ‘’Zhu Yu considère que les lois morales sont établies provisoirement et qu'en fait seul l'individu devrait décider des raisons pour lesquelles il peut, ou non, faire telle ou telle chose. Que les membres du groupe Cadavre soient invités dans des lieux institutionnels d'Art contemporain -Biennale de Lyon en 2000- et non enfermés dans des hôpitaux psychiatriques témoigne du fait que l'amoralité de l'artiste est admise et qu'on lui accorde le pouvoir de désamorcer l'horreur. Le spectacle de la mort atroce accoutume le regard. ‘«’ ‘Ainsi, écrit Patrick Baudry’ ‘ 461 ’ ‘, les images de mort qui déferlent sur les écrans de cinéma et de télévision indiquent-elles une dérégulation. Tout se passe comme si un voyeurisme hautement ambigu (réconfortant et culpabilisant, rassurant et traumatisant) venait en compensation d'une invisibilisation des signes sociaux de la mort, du mourir et du deuil (…) comme si la mort naturelle et ordinaire pouvait (ou devait) disparaître au profit d'une mort spectacle dont la consommation donnerait l'illusion que seule existe une mort extraordinaire et accidentelle.’ ‘»’

D'un point de vue historique, on peut penser que les artistes réagissent contre le fait que la mort concrète a été peu à peu évacuée du quotidien pour être réservée aux spécialistes, soit les médecins. De ce fait, l'art intègre l'horreur et transgresse continuellement les frontières de la morale.

La fiction n'est donc pas a priori morale et si elle le devient dans le cadre scolaire, ce n'est que par un choix arbitraire des éducateurs. La loi du 16 juillet 1949 462 définit le cadre dans lequel s'inscrit la publication destinée aux enfants. En conséquence, les éducateurs ne transmettent qu'un corpus littéraire élagué, idéologiquement propre. De ce fait, s'ancre dans les structures mentales de l'enfant l'idée que la littérature est idéologiquement propre ; ce qui est faux, mais il est impossible de faire autrement. L'enseignant devrait comparer les textes proposés aux élèves à ceux qui ne ciblent pas leurs lecteurs afin de mesurer l'ampleur de la censure. Si l'on compare Vendredi ou les limbes du Pacifique à Vendredi ou la vie sauvage, on constate que la sexualité est gommée ; il en est de même des Fabliaux du XIIème siècle ou du Roman de Renart. Cette manipulation idéologique fait partie du rôle d'éducateur et les enseignants doivent endosser leur part de responsabilité dans cette rectification de la littérature.

Notes
454.

Jean-Louis Dumortier, Lire le récit de fiction, p.84

455.

Michel Leiris, Aurora, p.177

456.

Art Press Représenter l'horreur, hors série mai 2001

457.

Biennales d'Art contemporain de Lyon 2000

458.

Article publié dans Art Presse Représenter l'horreur Hors série Mai 2001

459.

Fei Dawei, op. cit., p.60 sq

460.

Fei Dawei, op. cit., p.60 sq

461.

Clément Chéroux, 1945 Les seuils de l'horreur dans Art Presse Hors série mai 2001 p.39

462.

Jean-Marie Charon, La presse des jeunes