4. Comment fonctionne une idéologie ?

Une idéologie se définit comme ‘«’ ‘un ensemble d'idées, de croyances et de doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe.’ ‘»’ ‘ 465 ’ ‘’Pour l'écrivain, il s'agit de montrer comment se construit une idéologie ; le détour de la fiction est une façon admissible de dénoncer la manipulation idéologique. En effet, celle-ci exhibe les mécanismes de rectification ; elle est donc un dispositif de défense contre la manipulation idéologique, elle en est l'antidote.

Dans le conte Les habits neufs de l'empereur de Hans Christian Andersen, un empereur a pour préoccupation majeure sa tenue vestimentaire ; à partir de celle-ci, des fabricants de faux-semblants vont mettre en scène des jeux de rôles où chacun jouera son propre rôle social :

‘Un jour, vinrent deux escrocs, ils se firent passer pour tisserands et dirent qu'ils s'entendaient à tisser l'étoffe la plus extraordinaire que l'on pût imaginer. Non seulement les couleurs et le dessin en étaient d'une beauté peu commune, mais les habits taillés dans cette étoffe avaient la merveilleuse propriété d'être invisibles pour quiconque n'était bon à rien dans son emploi ou encore était d'une bêtise inadmissible. (Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur, p.87)’

Hans Christian Andersen présente d'emblée les tisserands comme des escrocs. Or, l'escroquerie dont il est question fonctionne à partir d'un acte de parole : l'histoire qu'ils racontent est un tissu de mensonges. A l'évidence, aucune étoffe ne peut avoir la propriété d'être invisible à quiconque est incompétent ou bête. Pourtant, le mensonge est efficace. En effet, l'empereur, désireux de distinguer ‘«’ ‘les bons à rien’» et les ‘«’ ‘imbéciles’» commande le tissage de l'étoffe. Dès lors, la rumeur se répand :

‘Dans toute la ville, tout le monde savait la merveilleuse vertu de cette étoffe, et chacun était ardent de voir comme son voisin était incapable ou stupide. (Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur, p.88)’

On constate donc que le savoir sur l'étoffe préexiste à la perception de l'étoffe ; la perception s'effectue a priori. Qui répand la rumeur ? Comment ? Dans quel but ? Andersen ne répond pas à ces questions ; il en constate les effets :

‘Personne ne voulait laisser remarquer qu'il ne voyait rien, car alors, n'est-ce-pas, c'est qu'il n'aurait rien valu dans son emploi ou qu'il aurait été très stupide. (Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur, p.92)’

En regardant l'étoffe, chacun va douter de ce qu'il voit et non de l'idée qui est véhiculée au sujet de l'étoffe. Chacun préfère remettre en cause sa propre perception particulière plutôt que l'idée qui renvoie à une conception générale et consensuelle de l'univers. La manipulation est rendue possible par la menace qui pèse sur celui qui ne participerait pas l'idéologie :

‘Personne ne voulait laisser remarquer qu'il ne voyait rien, car alors, n'est-ce-pas, c'est qu'il n'aurait rien valu dans son emploi ou qu'il aurait été très stupide. (Hans Christian Andersen,Les habits neufs de l'empereur, p.92)’

La fable racontée par les escrocs suggère une idée -l'invisibilité d'un objet permet de distinguer les êtres- à travers laquelle la réalité doit être perçue. Plutôt que d'avouer leur perception particulière, chacun se livre à une mascarade confortant l'idéologie. 466 En effet, poser des questions sur l'idée elle-même, la mettre en question, c'est également mettre en question sa propre position, sa propre légitimité, dans la sphère idéologique. Dans le conte d'Hans Christian Andersen, c'est un enfant qui pose l'affirmation dérangeante ; n'ayant rien à défendre puisqu'il ne fait pas partie de la sphère politique, il ne craint pas de refuser de jouer le jeu et d'affirmer sa perception singulière. Cependant, ni l'enfant ni le peuple n'ont le dernier mot, ce qui peut laisser supposer la nécessité d'appartenir à la sphère politique pour pouvoir agir efficacement :

‘L'empereur frissonna car il lui semblait bien qu'ils avaient raison, mais il se dit quelque chose comme : «Il faut que je défile jusqu'au bout.» Et les chambellans allèrent, portant la traîne qui n'existait pas. (Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'empereur, p. 92)’

C'est l'idéologie qui a le dernier mot : les agents de légitimation du pouvoir renforcent l'acte de parole par un geste ostentatoire qui consiste à porter la traîne : il s'agit de donner l'illusion de ne pas être nu et de faire comme si l'escroquerie n'avait pas eu lieu. La mise en question de l'idéologie fait peur et l'empereur, quoique lucide, ne peut admettre publiquement avoir été abusé. En effet, avouer son erreur eût été remettre en cause son infaillibilité qui légitime sa position politique. Son silence renvoie à l'absence de légitimation de l'idéologie qu'il incarne et qui doit être invisible pour être efficace. Lorsque l'absence de fondement de l'idéologie apparaît dans toute sa nudité, chacun -en fonction de sa position dans la sphère idéologique- a peur. On comprend alors que l'empereur accorde tant d'importance aux habits qui cachent sa nudité. Les vêtements -comme autant d'idées se référant à une même idéologie- déguisent l'empereur, représentation d'un pouvoir sans légitimité. L'étoffe invisible, quant à elle, renvoie à la nécessité, pour une idéologie, de demeurer invisible afin de ne pas être perçue comme idéologie. Les escrocs, quant à eux, offrent en représentation, le fonctionnement de l'idéologie : ils montrent le métier à tisser le mensonge et les réactions de chacun devant ce mensonge ; cependant, s'ils permettent à l'enfant et au peuple de voir la nudité de l'empereur, ils permettent, en même temps, à celui-ci de percevoir le risque d'être démasqué et de renforcer son pouvoir. L'escroquerie apparaît donc comme une mise en question d'un problème posé par une idéologie, mais son rôle est très ambigu puisqu'elle peut déstabiliser l'idéologie ou lui permettre de se renforcer. Cette ambiguïté caractérise aussi la fiction , comparable à une escroquerie. Comme le souligne Michel Meyer 467 , ‘«’ ‘l'idéologie est toujours cachée sous les formes de la fiction (…) la relation idéologique stricte n'est jamais exprimée (…)’ ‘»’ ‘.’

Notes
465.

Larousse

466.

Comme Nathalie Sarraute le fait remarquer dans Paul Valéry et l'Enfant d'Eléphant, il est téméraire d'aller à l'encontre des idées reçues : «(…) comme cet incorrigible Enfant d'Eléphant, j'avais beau savoir qu'il valait mieux me retenir, c'était plus fort que moi, je ne pouvais pas m'en empêcher, il me fallait absolument, quoi qu'il dût m'en coûter, en avoir le cœur net, et je ne manquais jamais de demander en toute occasion : «Mais est-ce donc bien vrai, êtes-vous vraiment bien certain, trouvez-vous vraiment sincèrement que Paul Valéry est un grand poète ?» Et aussitôt, comme si j'avais prononcé des paroles sacrilèges, tout le monde me faisait signe de me taire en se retournant pour voir si on avait entendu ma question (…)» (p.9)

Alan Arkin soulève le même problème dans Moi, un lemming : alors que la colonie des lemmings s'apprête au grand départ vers la mer, Bubber, ayant constaté qu'il ne sait pas nager, demande à chacun des rongeurs s'il sait, quant à lui, nager. Il se rend compte alors qu'aucun lemming ne met en question l'idée selon laquelle, à un moment donné, les lemmings doivent aller dans la mer au risque de se noyer. Curieusement, seul celui qui pose la question impertinente, survit : à croire que la survie d'une communauté n'est possible qu'au prix du sacrifice du plus grand nombre, sacrifice qui permet à ceux qui sont en marge de survivre pour reproduire la même histoire.

467.

Michel Meyer, Langage et littérature, p.200