4.3. Construction de l'objet littéraire

Pour ne s'en tenir qu'au champ restreint de l'enseignement de la littérature, il semble qu'à l'heure actuelle, la littérature renvoie à une pratique discursive parmi d'autres et, en ce sens, elle est à relier aux autres formes de discours. En l'absence de critères satisfaisants pour définir de façon intrinsèque l'objet littéraire, il est nécessaire d'admettre qu'un objet devient littéraire par convention. Néanmoins, il ne suffit pas qu'un créateur déclare que sa production est une œuvre d'art, encore faut-il qu'elle soit acceptée comme telle par des instances autorisées. Il semble qu'à l'heure actuelle, la présence de mécanismes métatextuels soit un critère de reconnaissance de l'objet littéraire.

Le relativisme culturel n'autorise pas la croyance dans le spontanéisme de la créativité : si chacun est potentiellement créateur, cela se fait au prix d'un travail. ‘«’ ‘Pierre Boulez montre à quel point une musique qui serait par exemple construite sur la seule improvisation ne ferait qu'activer ’ ‘«’ ‘par des variations ce qui est sédimenté dans la mémoire’ ‘»’ ‘,’ ‘ 479 ’ ‘’conduisant à une «régression de la musique». Et c'est le même sentiment qui conduit John Cage à se demander comment ‘«’ ‘libérer les gens sans qu'ils ne tombent dans la niaiserie’ ‘»’ ‘.’ ‘ 480 ’ ‘’Par ailleurs, le jugement de valeur, qui permet de distinguer parmi toutes les productions celles qui seront reconnues comme étant littéraires, est enraciné dans une structure idéologique. Comme le fait remarquer Terry Eagleton 481 ‘«’ ‘il n'existe pas de jugement critique ou d'interprétation littéraire ’ ‘«’ ‘pure’ ‘»’ ‘ (…) Il ne sert à rien d'envisager la littérature comme une catégorie ’ ‘«’ ‘objective’ ‘»’ ‘ et descriptive ni même de dire que la littérature ne recouvre que ce que les gens choisissent, par fantaisie, d'appeler littérature. Car il n'y a rien de fantasque dans ces jugements de valeur : ils sont enracinés dans des structures idéologiques (…) historiquement variables, (…) liés aux idéologies sociales. Ils ne se réfèrent, en fin de compte, pas seulement au goût individuel mais au fait que certains groupes sociaux exercent et maintiennent leur pouvoir sur d'autres.’ ‘»’ ‘’Si, aujourd'hui, on admet dans le champ littéraire les textes pourvus de mécanismes métatextuels 482 , c'est que cela correspond à un besoin de lucidité commun à celui qui écrit le texte et à celui qui le lit. La réflexivité renvoie à une pratique, commune au scripteur et au lecteur, de questionnement.

En conséquence, il est indispensable de montrer les dispositifs institutionnels qui construisent l'objet littéraire. Sylvain Auroux 483 montre, par exemple, que le critique travaille toujours sur ‘«’ ‘les mêmes textes et les mêmes objets esthétiques’» et suscite, par conséquent, des interprétations nouvelles. D'où l'on conclut trop vite que la possibilité de construire des sens nouveaux prouve la qualité littéraire d'un texte. Mais le raisonnement est faux, car chaque lecture est une reconstruction du texte par questionnement, quel que soit l'objet. Ce qui est significatif, c'est le tri effectué par des instances qui ont le pouvoir de façonner l'univers littéraire. Le professeur de littérature a ce pouvoir-là : c'est pourquoi il doit montrer comment se construit cet univers.

Il semble évident que la question ne se pose pas pour les œuvres qui ont été admises dans le champ littéraire par la tradition ; pourtant, on pourrait montrer que la reconnaissance des œuvres n'est pas stable et définitive et qu'en conséquence, on peut légitimement s'interroger sur les raisons pour lesquelles elles ont été intégrées dans le champ artistique. En revanche, il est beaucoup plus difficile de légitimer la reconnaissance des productions contemporaines. Celles-ci ne s'intègrent pas dans les cadres cognitifs ou axiologiques habituels. Les lecteurs attendent qu'on leur donne des critères leur permettant de donner du sens à des œuvres originales. Dans une société qui promeut la démocratie culturelle, il est légitime d'écouter les questions posées par des lecteurs -ou des spectateurs- face à des œuvres incompréhensibles, ou du moins énigmatiques. Et il serait pour le moins incohérent de faire preuve d'élitisme en cloisonnant les univers culturels. A l'évidence, les critères habituels de beauté ou d'habileté technique sont périmés et juger d'une œuvre à l'aune de ces critères est voué à l'échec. De la même façon, il serait inconcevable de juger la poésie en fonction de la versification classique. C'est peut-être en puisant dans les œuvres d'avant-garde, étrangères aux critères traditionnels, qu'il est possible de montrer que les catégories jusque là admises sont inopérantes. Soit l'exemple suivant :

1. La machine à écrire n'obéit plus ; elle a oublié les points et les majuscules. Recopie ce texte en les mettant.
la pluie fouette les jambes le vent souffle hurle et siffle dans les imperméables les jupes s'envolent sur la route le petit chien monsieur cadeau s'ennuie et les femmes se dépêchent de tirer sur leurs bas le ciel est si bas qu'il semble étouffer la terre
(Marie-Laure DAGOIT, La machine à écrire n'obéit plus extraits) 484

A première vue, il semblerait qu'il s'agisse d'un exercice de grammaire tel qu'on peut en trouver dans les manuels du primaire, donné dans le but d'évaluer, chez l'élève, son aptitude à reconnaître une phrase selon une définition préalablement donnée : la phrase commence par une majuscule et finit par un point. 485 La consigne donnée -en caractères gras- correspond à la volonté affichée dans la plupart des manuels d'amuser l'élève : l'invention de la machine à écrire qui n'obéit plus est un moyen censé lui plaire car il y a une possible identification entre la machine à écrire récalcitrante et l'élève ; par conséquent, cette consigne est censée l'inciter à faire l'exercice dans la joie. Par ailleurs, «on» s'adresse directement à l'élève comme si un dialogue socratique était établi entre le manuel / on / autre et l'élève. La numérotation indiquant une série -ici, du n°1 à la page 21 au n°8 page 28- renvoie à une pratique scolaire courante puisque chaque leçon est suivie d'une série d'exercices. Quelles seraient les traces internes au texte prouvant qu'il ne s'agit pas là d'un exercice de grammaire ? On pourrait émettre l'hypothèse que le décalage entre les aptitudes nécessaires pour construire la phrase -sémantisme, ponctuation interne- et l'activité demandée est telle qu'il ne peut s'agir que d'une parodie d'un exercice de grammaire. On pourrait également penser que l'ineptie des exemples donnés est un signal de distanciation critique. En fait, ces caractéristiques internes ne jouent pas leur rôle de signal car les traits relevés se trouvent dans des manuels autorisés. Rien, dans ce texte ainsi découpé, ne permet de dire qu'il s'agit d'un texte littéraire et non d'un exercice de grammaire. Si l'on prend les autres exercices de la série, on sait que ces textes ne peuvent être extraits d'un manuel scolaire car ils font référence au sexe d'une façon scolairement interdite. Ainsi :

‘a. peloter je regarde germain la bonne 486
4. La machine à écrire n'obéit plus ; elle a oublié la ponctuation. Retrouve-la.
Ma grand-mère si cruelle avec les voisins qui s'aventuraient chez nous était tout sucre tout-miel avec moi Elle me prenait sur ses genoux Je m'y blottissais Parfois elle avançait la tête pour fouiller dans mon pantalon Lorsque j'étais tout dur elle levait au-dessus de ma bite une main menaçante et me regardait avec des yeux terribles (…)(Mari-Laure DAGOIT, La machine à écrire n'obéit plus, p.23 et 24) 487

Le jugement s'effectue donc en fonction de critères externes au texte. Il suffit de replacer le texte en son lieu - Nioques 1.7, éditions Al Dante, Janvier 2001- pour prouver son caractère littéraire puisque la revue est une revue littéraire. Cela est-il convaincant ? Non, la question demeure : sur quels critères le directeur de la revue littéraire dont il se porte garant a-t-il sélectionné des extraits du texte de Marie-Laure Dagoit ? On peut penser que Jean-Marie Gleize, directeur de ladite revue, a choisi ce texte parce qu'il bousculait suffisamment le lecteur dans ses habitudes de respect envers les textes poétiques. 488 Jean-Marie Gleize pense ‘«’ ‘que la poésie est sans définition et qu'elle n'est que de cette ignorance.’ ‘»’ ‘ 489 ’ ‘’Pour lui, ‘«’ ‘la poésie s'affirme ou s'invente par la négation et le dépassement de ses définitions données, admises, apprises. (…) La poésie consiste pour une part essentielle en son autonégation, en son autocritique, en son autodestruction plus ou moins violente. C'est en ce sens que toute vraie poésie est antipoétique.’ ‘»’ ‘’ ‘ 490

Cette déstabilisation est nécessaire si l'on veut montrer que nos jugements littéraires dépendent de nos croyances, de nos préjugés, de nos représentations et qu'ils dépendent de notre éducation. En exhibant, sous couvert de poésie, des objets qui ressemblent à des exercices de grammaire utilisés dans des manuels scolaires, Marie-Laure Dagoit prouve que le poème est le lieu où se construit une critique efficace de certaines pratiques discursives. Pourquoi remplir les manuels scolaires d'inepties ? Par ailleurs, elle propose au lecteur de s'interroger sur ses représentations de la poésie. La pratique poétique se présente comme un jeu sur les pratiques discursives, lequel est censé être une réflexion sur les discriminations établies dans le champ du langage. Séparer les pratiques poétiques des autres pratiques discursives est aisé lorsque les structures formelles sont visibles. Ainsi, la versification est-elle un outil de désignation de la poésie ; par contre, l'absence -ou l'invisibilité- de caractéristiques formelles est un obstacle à la délimitation des champs artistiques ou non artistiques. En prenant les allures d'un récit ou d'exercices de grammaire, le poème s'affirme en se niant : c'est une sortie de la poésie puisqu'il y a un refus d'utiliser les moyens traditionnels de la poésie et, en même temps, un maintien dans le champ de la poésie par son travail de destruction qui est poétique.

L'art contemporain est un art critique, incompréhensible sans cette référence à ce questionnement sur les codes admis. Cette fonction déstabilisante oblige à une réflexion sur les codes de compréhension communément admis ; en cela, de telles productions culturelles dénoncent les productions culturelles dominantes et posent la question de la réception de telles œuvres. Des dispositifs sont destinés à faire obstacle aux modèles de compréhension ordinaires et à déstabiliser le lecteur afin qu'il construise son rapport à la culture et non qu'il l'admette comme un héritage intangible.

A partir des acquis des théories littéraires actuellement en vigueur reposant sur des refus et des questionnements, à partir du patrimoine culturel et des créations contemporaines, un travail de réflexion est à mener par les professeurs des écoles qui auront la charge de former les individus qui construiront le monde des trois prochaines générations. On peut déplorer que la formation actuelle des professeurs des écoles ne puisse pas prendre en compte la nécessité d'intégrer cette dimension dans le cursus de formation. 491 Il serait pourtant souhaitable de proposer aux futurs professeurs des écoles une expérience de la littérature d'avant-garde -et plus généralement une expérience de l'art contemporain- afin de relier les différentes strates temporelles de la culture.

La création contemporaine pose un problème pédagogique dans la mesure où elle déconcerte le public qui continue d'appliquer des critères traditionnels de lecture, critères qui ne peuvent plus fonctionner. Certes, en un siècle, bien des préjugés ont été ébranlés mais si, dans le domaine des arts plastiques, des habitudes nouvelles se sont installées, dans le domaine poétique, on continue d'ignorer la production contemporaine. Et en ce qui concerne la fiction, la dimension réflexive est pratiquement toujours occultée. En fait, une barrière existe toujours entre les créateurs et leur public. On peut dire que cela est une constante de l'art, mais on peut aussi penser qu'il y a un travail de médiation à faire. Pourquoi l'art serait-il un privilège ? Pour remplir ce rôle de médiation, il faut que les médiateurs aient les moyens de résoudre les problèmes théoriques posés par la création contemporaine. Les enseignants -plus particulièrement les professeurs des écoles- disposent-ils d'un savoir et d'une pratique leur permettant d'expliquer les œuvres contemporaines ?

Notes
479.

Pierre Boulez cité par Jean-Louis GENARD, Les pouvoirs de la culture, p.46

480.

Jean-Louis Genard, op. cit., p.46

481.

Terry Eagleton, Critique et théorie littéraires, p. 16

482.

La métatextualité serait alors un critère interne de littérarité. Cette proposition contient sa propre limite : la métatextualité peut être considérée comme une condition nécessaire, mais non suffisante.

483.

Sylvain Auroux, Barbarie et philosophie, p. 95

484.

Marie-Laure DAGOIT, La machine à écrire n'obéit plus, Nioques 1.7, p.19 sq

485.

On peut montrer que Claude Simon met en question cette définition. A l'évidence, les savoirs scolaires sont toujours provisoirement vrais. Dès qu'ils sont soumis à l'expérience, ils sont faux. C'est pourquoi, le contenu des savoirs importe moins que les procédures mises en place pour acquérir ces savoirs.

486.

Marie-Laure Dagoit, La machine à écrire n'obéit plus, extraits publiés dans Nioques Al Dante, 1.7 p.23 sq.

487.

Marie -Laure Dagoit, op.cit. p.24

488.

Dans Comment améliorer des œuvres ratées, Pierre Bayard propose de réléchir sur les œuvres ratées des grands écrivains. Selon lui, nous sommes habitués à trravailler sur les chefs-d'œuvre des grands écrivains et par conséquent, «nous sommes pris entièrement, dès notre plus jeune âge, dans une attitude de respect, voire de vénération, envers les textes, qu'il importe (…) d'éviter. (p.17) Pour modifier notre rapport à la littérature, il propose d'améliorer les productions ratées des grands écrivains.

489.

Jean-Marie Gleize, Intégralement et dans un certain sens article publié dans Littérature contemporaine, sous la direction de Michel le BOUFFANT p.122

490.

Jean-Marie Gleize, op.cit. p.123

491.

On peut penser que la formation de professeurs des écoles doit différer en ce point de la formation des professeurs enseignant en collèges ou lycées car les professeurs des écoles n'ont pas, de par leur cursus universitaire, a priori, de culture littéraire.