Pierre Gripari, Le prince Pipo

Pour montrer que des liens se tissent entre les œuvres de littérature de jeunesse et les œuvres littéraires classiques, il serait nécessaire de faire des comparaisons. Ainsi, pourrait-on montrer que dans Histoire du prince Pipo, 500 Pierre Gripari commence son histoire à la manière de Carlo Collodi, en établissant comme point de départ la fable, le mensonge :

‘Histoire du menteur
(…) Il était une fois un petit garçon menteur.
(…)Telle est l'histoire du petit garçon menteur.
Mais, direz-vous, ce n'est pas ça, l'histoire du prince Pipo !
Bien sûr que non. Mais si j'ai commencé par l'histoire du menteur, c'est pour vous faire comprendre une chose : un monsieur qui, comme moi, invente des histoires, est un garçon dans la même situation que le petit garçon du conte. Il ne peut pas mentir. Même quand il invente, même quand ce qu'il raconte est absurde, impossible, il dit toujours la vérité - une certaine sorte de vérité.(Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.7 à 13)’

D'emblée, le cadre de la fiction est défini comme paradoxe : il dit qu'il ment ; si c'est vrai, son énoncé est faux ; si c'est faux, son énoncé est vrai. Donc l'énoncé est vrai et faux à la fois. Ce paradoxe mathématique définit la fiction et fonctionne, paradoxalement, comme indice permettant de distinguer la fiction de la réalité. Par ailleurs, cette introduction indique le fonctionnement de la fiction comme dispositif de dédoublement : le menteur, c'est Pipo et le narrateur. La définition préalable du cadre fictionnel permet de dresser un barrage pour protéger le «je» de l'enfant : on dit qu'il ne s'agit pas de lui, mais du prince Pipo, d'une bûche … on dit que l'histoire ne se passe pas ici, aujourd'hui, mais «une fois». Le cadre fictionnel délimite un espace de jeu, où il y du jeu pour donner une place à l'enfant. En même temps, Pierre Gripari montre un personnage qui raconte des histoires, comme lui ; il y a donc une dimension métafictionnelle dans Histoire du prince Pipo.

Plus tard, le prince Pipo arrive à l'auberge des enfants perdus ; comme il a faim et qu'il n'a pas d'argent, la femme qui l'accueille lui propose de manger et de la payer en histoire :

‘- C'est tout ? demande Pipo.
- Et l'hôtesse répond gravement :
- C'est tout, mais attention ! Il faut que ton histoire soit belle, et qu'elle soit nouvelle pour moi. Si je la connais déjà, ou si elle n'est pas belle, c'est à recommencer. Et tu n'as que trois essais ! Au bout de trois histoires, si je ne suis pas payée, tu resteras ici avec les autres clients ! (Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.91)’

Ce texte se présente donc comme un roman d'apprentissage : le prince Pipo doit sortir de son monde et affronter un autre monde pour devenir adulte. Les autres clients de l'auberge sont des enfants qui restent cloués à leur chaise, faute d'avoir su payer leur repas en bonne monnaie 501 . Alors Pipo raconte des histoires, que l'aubergiste connaît. A croire que toutes les histoires ne se valent pas, ne libèrent pas. Alors Pipo se décide à raconter sa propre histoire 502  :

‘Je ne connais, dit-il, qu'une histoire nouvelle, c'est la mienne. (…)
A mesure qu'il raconte, les faits se mettent en place. Ces événements qu'il a vécus sans les comprendre, qui lui semblaient alors tellement insensés, désordonnés, absurdes, il les voit maintenant qui se suivent, qui s'appellent, se font signe, qui composent enfin une histoire, une belle histoire inachevée…(Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p. 121)’

Ce que découvre Pipo, c'est qu'à raconter son histoire -une histoire pour l'aubergiste- on comprend son histoire personnelle. Entre la fiction romanesque et la fiction familiale, il y a identité au niveau de la justesse : toutes deux sonnent juste si elles permettent à l'enfant de trouver de l'ordre qui le libérera. Reste toujours un écart entre ce que raconte Pipo et ce qu'il vit :

‘Et… qu'est-il arrivé ensuite ?
Pipo la regarde, se met à rire aussi, puis il enchaîne joyeusement :
Ensuite, justement, l'hôtesse m'a demandé ce qui arrivait ensuite. Alors moi, prince Pipo, en prononçant les mots que je prononce en ce moment, j'ai saisi le couteau par le manche et je l'ai arraché sans effort !(Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.122)’

Cette impossibilité à combler l'écart -la tache blanche de la lithographie Print Gallery de Mauritz Cornélis Escher- entre le déroulement des faits et leur relation 503 signifie peut-être que toute histoire s'écrit sur fond troué et que l'écriture est à considérer comme du reprisage 504 . En ce sens, toute œuvre est inachevée et toute œuvre raccommode un trou. Par ailleurs, raconter son histoire a une valeur sociale dans la mesure où le narrateur délivre les prisonniers en racontant son histoire :

‘L'histoire que tu as dite n'était pas seulement ton histoire. C'était celle de tous les clients qui étaient là tout à l'heure. Mais comme cette histoire n'avait jamais encore été racontée, ils étaient prisonniers. Il fallait, pour les libérer, que quelqu'un la raconte à haute voix…(Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.123)’

Le héraut libère les autres en se libérant ; c'est donc en réalisant quelque chose qui n'avait jamais été fait auparavant -ici, il s'agit de raconter une histoire inouïe- que l'enfant devient adulte et se fait reconnaître par le groupe. Pour cela, il faut oser prendre la parole, prendre des initiatives ; on peut néanmoins se demander pourquoi certains osent et d'autres pas.

Pipo poursuit son aventure et rencontre un dragon qu'il libère :

‘Grâce à toi, je suis libre, et toi, tu as pris ma place. Telle est la loi, je n'y peux rien : quiconque tue le dragon devient lui-même le dragon, jusqu'à ce qu'un autre vienne, le tue et le délivre. (Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.148) ’ ‘Pourquoi suis-je devenu si méchant ? Comment cela s'est-il fait ? Combien de temps cela va-t-il durer ? A qui, à quoi cela sert-il ? Oh ! qu'il vienne, qu'il vienne vite, celui qui me tuera, qui me délivrera, même si c'est malgré moi ! Qu'il n'ait pas peur, surtout, qu'il frappe hardiment ! Et si même je devais en mourir pour de bon, est-ce que cela ne vaudrait pas mieux ? (Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.154)’

Ce passage entre en résonance avec le mythe du Minotaure tel qu'il est perçu par Jorge Luis Borges. Le dédoublement fictionnel permet de situer le monstre hors de soi, mais le combat contre le monstre est une lutte fratricide 505 , autant dire que c'est une lutte contre soi-même. Du point de vue de l'enfant, il est intéressant de montrer que celui-ci a conscience de sa monstruosité qui est source d'angoisse car, en tant que monstre, il ne répond pas aux attentes des adultes. La fiction montre que la méchanceté est de l'ordre de la nature ; or le discours adulte vise à culpabiliser l'enfant méchant. Du point de vue pédagogique, il serait nécessaire de tenir compte de cette méchanceté qui appartient à l'histoire de tous, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif. A chacun d'assumer sa part de méchanceté pour gagner en tolérance.

L'une des dernières étapes du voyage de Pipo le conduit dans une bibliothèque où les livres portent tous un nom et sont classés par ordre alphabétique ; Pipo trouve naturellement son livre qui raconte ‘«’ ‘toute sa vie, depuis le commencement, avec tous ses détails’ ‘»’ ‘  ’(p.166) : c'est une manière de dire que ce livre n'existe pas puisque c'est lui qui a raconté son histoire, or le narrateur de l'histoire est omniscient. Pipo est déçu, d'autant plus qu'il ne trouve pas la fin de son histoire et que le livre se termine par quelques feuillets blancs : lui aurait-on monté un bateau ? Est-ce à dire que le faiseur d'histoires abandonne l'enfant arrivé à un point de son parcours ? Est-ce à dire que celui-ci doit, à un moment donné, comme Pinocchio, faire seul une partie de son voyage ? D'une certaine façon, toutes les histoires sont à compléter par le lecteur, au risque de s'égarer, de faire des contresens ; si l'on considère, comme Marcel Proust, que chaque histoire est un ‘«’ ‘miroir grossissant’» où chacun peut se lire, alors il faut accepter le risque des dérives interprétatives. La connaissance que Pipo acquiert dans le livre est résumé par le rat blanc :

‘Ce qui est est, ce qui a été n'est plus, et ce qui sera n'est pas encore. Cela n'a l'air de rien, mais c'est toute la sagesse. Tous les livres du monde ne t'apprendront rien de plus. (Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, p.168)’

Cela n'a l'air de rien, en effet, quoique. Les éducateurs qui racontent des histoires 506 aux enfants leur racontent-ils des histoires 507  ? L'ambiguïté permet de considérer la fiction comme une vérité qui ne s'impose pas ; elle permet de croire qu'on est libre de remplir les feuillets vierges à sa guise. L'Histoire du prince Pipo est une création de littérature de jeunesse qui permet de créer des liens avec des œuvres du patrimoine littéraire ; ce sont de telles œuvres qui peuvent être étudiées dans le cadre de la formation professionnelle.

Il nous semble donc indispensable de construire pour les professeurs des écoles un programme d'enseignement littéraire. Nous pensons que ce qu'ils transmettent de la littérature et la manière dont ils le font a des répercussions à long terme dans les représentations de l'enfant. 508 La littérature est le lieu par excellence de l'interrogation sur le langage, sur le monde : comment alors ne pas partir des fictions qui ont un tel attrait pour les enfants pour construire les apprentissages 509 ?

Notes
500.

Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo

501.

Comme dans l'histoire de Pinocchio, Pipo sera le seul vainqueur de l'aventure ; les autres enfants restent bloqués sur leur siège.

502.

On peut penser que Pierre Gripari tire les enseignements de Marcel Proust en inventant cette péripétie.

503.

Dans Degrés, Michel Butor raconte la tentative faite par un professeur de français pour rapporter de façon exhautive une heure de cours ; or, au fur et à mesure qu'il multipliera les informations, il constatera des lacunes impossibles à combler. La tâche n'est pas à mesure de l'homme, elle permet néanmoins de passer le relais.

504.

Dans La reprise, Alain Robbe-grillet reprise ses textes antérieurs.

505.

Les exemples littéraires de lutte fratricide sont très nombreux : Abel et Caïn, Etéocle et Plynice, Romulus et Rémus…

506.

sens I : narrer

507.

sens 2 : mentir

508.

Très tôt, s'installe l'idée selon laquelle la poésie, «c'est ce qui rime» ; soit. La rime suffit-elle à créer la poésie ? Tout ce qui rime est-il poétique ?

509.

Nous avons vu que la lecture de Sphinxd'Anne Garréta permettait un travail sur le genre ; on peut penser que tous les apprentissages langagiers peuvent être motivés par les textes littéraires. Par ailleurs, si l'on considère que les contraintes d'écriture -ici, l'abolition des marques du genre- ne sont pas de purs jeux de divertissement, mais des énigmes à questionner, il devient intéressant de chercher le sens des contraintes d'écriture.