3. Expérimentations pédagogiques

Une opposition simpliste tend à distinguer la recherche de l'action comme si la connaissance n'était pas finalisée par l'action. La pratique éducative suppose la capacité à construire des connaissances et leur confrontation aux variables pédagogiques. Les recommandations officielles découlent d'apports théoriques et d'innovations pédagogiques. L'examen de quelques expérimentations que nous avons effectuées sur le terrain nous permettra de valider la valeur heuristique de certaines hypothèses confirmées par les recommandations officielles.

Professeur (animatrice) au CRDP, nous avons été invitée à suivre un projet d'action réalisé dans la circonscription de Roanne en 1993-1994 dans le cadre d'un partenariat entre la bibliothèque municipale de Roanne et l'Education nationale. Ce partenariat était fondé sur la volonté de lier le monde de la culture et le monde de l'éducation et de ne pas réserver le patrimoine de la bibliothèque roannaise aux seuls érudits. Dans ce contexte, trois classes de Cycle III ont réalisé des travaux d'écriture qui ont été exposés à la bibliothèque municipale. Le projet a permis de dynamiser et de valoriser le processus de lecture et d'écriture. Notre analyse ne porte que sur l'un des projets, soit la réalisation d'un pastiche d'une branche du Roman de Renart : Les sept temps de malheur de Renart.

Le projet a été effectué par la classe, définissant ainsi l'écriture comme une pratique sociale, fondée sur l'échange de représentations, de savoirs, de conflits, d'aides. 513 Ayant une finalité socio-institutionnelle, le projet d'écriture-lecture est structuré par des contraintes : linguistiques (pastiche), iconiques (enluminures), matérielles (faux livre médiéval), pragmatiques (exposition). Les compétences nécessaires à la réalisation de ce travail sont complexes ; on peut distinguer les compétences procédurales (opérations de planification), les compétences linguistiques ( opérations de macro et micro-textualisation), les compétences pragmatiques (opérations de révision, de réalisation). Les savoirs linguistiques sur la langue médiévale ont posé des problèmes particuliers, que l'enfant a dû résoudre. Soit le commencement de la branche écrite par les élèves :

‘Renart, Seigneur des lieux logeait en un château imposant.
Se veoit de très loin avec moult tours et remparts ; son donjon, si haut lieu, si haut étage, dominait bourgs et plaine de Loyre.
En chaque pièce estoit hault et grant cheminée, sur murs en pierres tapisseries et tableaux rares.
Or, en ces temps-là, Renart estoit le roy des farceurs. Mille et une tromperies avait déjà fait ce goupil à ses compères.
Donques, un jour, voici le Seigneur de Pommiers, suzerain de Renart, Comte du Forez, gouverneur de la province.
Iceluy annonce pour Diemanche, sa venue ore de none avec Ysengrin le Sénéchal et Tybert son champion au tournoi, pour la finale des combats du comté en champ clos.’

Le lexique ( moult, goupil, compère, suzerain, iceluy…), la morphologie ( grant, cheminée), la syntaxe (inversion dans le GN), l'orthographe (moult, roy) résultent d'un travail spécifique sur la langue médiévale : cet obstacle cognitif a permis de mettre l'accent sur la dimension linguistique de l'écriture. La lecture et l'analyse de plusieurs branches du Roman de Renart ont accompagné le travail de rédaction et partiellement légitimé le travail de récriture. En effet, les opérations de révision ne peuvent être sources d'apprentissage que s'il existe des normes de référence, lesquelles permettent le repérage de dysfonctionnements et les modifications éventuelles. Ainsi se fonde la possibilité d'émettre un jugement critique sur un écrit littéraire à partir de critères validés par le groupe. L'exposition finale permet de reconnaître et de valoriser le travail effectué par le groupe.

On peut penser que cette expérience d'écriture-lecture a (trans)formé chacun des enfants qui s'est lancé dans une aventure qu'il ne connaissait pas, dont il ne pouvait anticiper le terme et qu'il a réussie. Le projet d'écrire une fiction a nécessité la lecture de fictions antérieures et l'invention inhérente à la fiction suffisamment stimulante pour que les enfants aient eu envie d'écrire et de lire.

La seconde expérimentation dont nous rendrons compte a été menée dans une classe de 5ème où nous assurions un enseignement en tant que professeur de français. L'objet du cours portait sur la narration et plus particulièrement sur les signes d'énonciation permettant d'identifier et de distinguer l'auteur, le narrateur et le personnage. Un élève fit la remarque que dans ‘«’ ‘les livres dont vous êtes le héros’», apparaît le pronom personnel «vous». 514 Il explique à la classe le fonctionnement de ces livres-jeux, qui remportent un grand succès auprès des jeunes collégiens, mais qui ne font pas partie de la culture scolaire. 515 Ces livres sont fondés sur le principe de ‘«’ ‘possibles narratifs’»et sur la notion d'œuvre ouverte. 516 Un élève dit qu'il s'amuse, avec son frère, hors de l'école, à fabriquer des suites possibles. Nous suggérons aux élèves l'idée que l'on pourrait ensemble pratiquer ce petit jeu. 517 Le projet se met en place et devient plus ambitieux : faire ‘«’ ‘un livre dont vous êtes le héros’». Il aboutira à Intrigues et dangers sur Lyon : chaque élève a un exemplaire du livre, qui est mis en vente à l'école et présenté au CDI.

Nous donnons un fragment de l'un des récits écrits -Les gargouilles- par un groupe d'élèves pour indiquer quelques pistes de travail :

‘Depuis quelques temps, les gargouilles de la cathédrale Saint-Jean semblent revivre. Un soir, à la pleine lune, deux des gargouilles s'envolent, atterrissent dans l'immeuble d'en face et déciment la famille qui se trouve à cet étage. Vous êtes le voisin de palier de la famille assassinée et vous décidez de mener une enquête sur cette mystérieuse réincarnation. Mais les gargouilles vous poursuivront et votre enquête ne sera pas de tout repos. Avant de partir, vous décidez de prendre plusieurs objets que vous mettez dans un sac à dos.
3.1. Après avoir choisi votre matériel, que faites-vous ? Si vous voulez fouiller vos voisins, rendez-vous au 3.38, si vous préférez aller à la cathédrale Saint-Jean, rendez-vous au 3.17. Si vous voulez aller raconter l'histoire à la police, rendez-vous au 3.20. ’ ‘(…)
3.38 Le cœur battant, vous pénétrez chez vos voisins et vous les apercevez tous les quatre mourant dans d'horribles souffrances. Qu'allez-vous faire ? Fouiller les victimes ? Rendez-vous au 3.12.
(…)
3.17 Vous arrivez devant l'église. Allez-vous grimper sur le toit pour examiner les gargouilles ? Rendez-vous alors au 3.93. Ou allez-vous visiter l'église ? Rendez-vous alors au 3.129.
(…)
3.20 Lorsque vous arrivez au commissariat, vous expliquez votre histoire et vous leur dites aussi que vous avez vu des monstres ressemblant à des gargouilles. Soudain, sans que vous ne compreniez pourquoi, les policiers, vous entourent tandis que le commissaire appelle une ambulance pour vous conduire à l'hôpital psychiatrique de Saint-Etienne. Vous y restez pendant deux ans mais lorsque vous revenez à Lyon, ce n'est plus votre ville natale que vous voyez, mais une ville désertée par les hommes et habitée par des gargouilles ayant pris vie et quelques monstres. Pendant que vous regardez ce triste spectacle, une gargouille vous plante ses crocs dans la nuque et vous tue. C'est ainsi que se termine votre aventure. 518

Le projet d'écriture est complexe et vise à construire des compétences très diverses. Le texte s'inscrit dans un contexte social : destiné aux élèves de l'établissement, aux relations familiales, aux personnes fréquentant le CDI, il doit se donner les moyens d'atteindre son public. Nous ciblerons notre analyse sur les compétences lecto-scripturales développées. L'écrit réalisé est divers tant du point de vue de la typologie textuelle -globalement narratif, il insère des passages descriptifs, explicatifs, argumentatifs, dialogaux- que du point de vue de la classification en formes -c'est à la fois un récit policier et un récit fantastique- , ce qui permet de faciliter les transferts ultérieurs. Par ailleurs, le texte réalisé joue sur l'écart entre la fiction et la non-fiction et sur l'écart entre un vrai ‘«’ ‘livre dont vous êtes le héros’» et Intrigues et dangers sur Lyon, qui est un détournement du genre. L'imagination apparaît comme un moyen de connaissance puisque les apprentissages résultent du projet d'écriture. Les élèves ont été amenés à lire des nouvelles policières et fantastiques pour être à l'écart de ces modèles ; lesquels apparaissent alors dans leur potentiel dynamique de création. Contraints par un certain nombre de règles à respecter, les élèves prennent conscience de l'importance des formes d'organisation dans ce qui se dit : la structure génère le texte. 519 De ce fait, les élèves peuvent trouver des critères d'appréciation pour réviser leurs écrits. 520 Ecrire apprend à mieux lire puisque l'élève apprend à analyser un texte. Un rapport nouveau s'instaure entre la lecture et l'écriture lorsque ces deux activités, généralement disjointes, se pratiquent simultanément : l'écriture est un outil d'analyse validé par la lecture. 521

Le projet d'écriture-lecture permet tous les apprentissages et fonde les activités réflexives sur la langue. Comme le soulignent Jean-Louis Chiss et Jacques David 522 , ‘«’ ‘accéder à l'écrit, c'est objectiver le langage et le rendre manipulable pour d'éventuelles activités métalinguistiques : la grammaire, le vocabulaire et l'orthographe (…)’ ‘»’ ‘. ’Contre l'atomisation des savoirs traditionnellement opérés à l'école, il nous semble que le projet d'écriture-lecture permet de donner du sens aux apprentissages. Certes, cela exige du professeur une navigation à vue puisque chaque projet génère les apprentissages, mais on peut penser que si sa fonction consiste à accompagner l'enfant, il doit lui aussi prendre le risque du voyage.

Notes
513.

Yves Reuter, Enseigner et apprendre à écrire, ESF éditeur 1996

514.

Dans Essais sur le roman, Michel Butor explique l'intérêt de la seconde personne : «celui à qui l'on raconte sa propre histoire (…) chaque fois que l'on voudra décrire un véritable progrès de la conscience, la naissance même du langage, c'est la seconde personne qui sera la plus efficace.» (p.80) La modification utilise cette seconde personne : «Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre…». On peut penser que les auteurs qui écrivent les livres dont vous êtes le héros s'inspirent et détournent la pratique de Michel Butor. En ce sens, il y a des passerelles entre les productions contemporaines destinées à la jeunesse et la littérature. Par ailleurs, ces livres motivent les enfants car ils sont lisibles selon les critères traditionnels de la fiction, mais en même temps, ils remettent en cause la linéarité des récits et posent la question des possibles narratifs.

515.

On peut pourtant penser que les textes appréciés peuvent être des incitateurs à l'écriture : écrit-on à partir de ce que l'on n'aime pas ?

516.

On peut penser que les auteurs de ces livres exploitent et détournent le texte de Raymond Queneau, Cent Mille milliards de poèmes  : le poème résulte du parcours choisi par le lecteur. Dans L'œuvre ouverte, Umberto Eco explique que certaines compositions musicales contemporaines se caractérisent par le fait que l'exécutant a la liberté d'agir sur la structure même de l'œuvre. ((p.15) C'est ce qu'il appelle des œuvres ouvertes :» Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées ou revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des œuvres «ouvertes», que l'interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation.» (p.17)

517.

Le choix de travailler à partir des éléments de référence de l'élève renvoie à la notion de «zone proximale de développement» développée par Vygotsky : on part de la façon dont l'enfant résout seul les problèmes et la façon dont il les résout lorsqu'il travaille avec d'autres élèves ou lorqu'il est aidé par un professeur. Les situations de travail que nous avons mises en place visent à favoriser l'échange entre les enfants.

518.

Ce texte est donné sans modification.

519.

La pratique du texte libre nous semble pernicieuse dans la mesure où elle renvoie, sans le dire, à une conception selon laquelle écrire est un don : si l'on croit cela, on ne peut pas en faire un objet d'apprentissage.

520.

Claudine Garcia-Debanc, Peut-on programmer les apprentissages en production d'écrits  ? dans Parole écrit image Actes III les entretiens Nathan sous la direction d'Alain Bentolila p.153 sq

521.

Jean Ricardou, Deviens, lecteur, le scripteur que tu es dans Pratiques n°67 Septembre 1990 : «Deviens, lecteur, le scripteur que tu es en puissance, si tu veux davantage comprendre, et, du coup, mieux réussir, l'acte même auquel tu prétends.»

522.

Jean-Louis Chiss et Jacques David, Penser l'écrit pour la didactique dans Culture des écrits Culture des écrans, p.44.