Conclusion générale

Dans Haroun et la mer des histoires de Salman Rushdie, le fils du conteur Rachid Khalifa pose une question dérangeante à son père : ‘«’ ‘A quoi servent des histoires qui ne sont même pas vraies ?’ ‘»’ ‘’Pourquoi, à quelque niveau que l'on se situe, dans quelque domaine que l'on parcoure, débouche-t-on sur la fiction ? Telles étaient les questions que nous posions au début de notre recherche.

Il nous semble que l'on peut considérer que la fiction naît de l'impossibilité de résoudre certaines questions. Elle permet de poser le questionnement autrement, en le déplaçant. Lorsque un problème ne peut être posé ou ne peut trouver de réponse dans un système donné, il est nécessaire de construire un système autonome, comme la fiction, où le questionnement s'effectue autrement, indirectement, à l'écart. La fiction dérive donc d'une curiosité intellectuelle et peut se définir comme un art du questionnement.

La fiction montre que l'on peut sortir du système cognitif dans lequel on est inclus ; elle opère un déplacement de problèmes qui ne peuvent être résolus à l'intérieur d'un système de pensée et permet au lecteur de les envisager d'un autre point de vue, dans un autre système de référence. Elle permet de valider des hypothèses inconcevables dans le cadre de référence d'origine. La réalité s'en trouve modifiée puisqu'elle est augmentée de tout ce qui a été créé dans le cadre de la fiction, en particulier, de nouvelles manières de conceptualiser la réalité. Le système cognitif qui permet de concevoir la réalité se trouve également augmenté de toutes les solutions fictionnelles : la mise en fiction permet d'agir indirectement sur la réalité, en créant de nouveaux cadres mentaux. A travers les exemples particuliers que lui offre la fiction, le lecteur peut questionner la réalité et s'interroger sur sa propre position à l'égard des problèmes soulevés. La fiction se présente donc comme une initiation à la participation active de chacun au débat puisqu'elle éduque le lecteur.

La fiction met en cause l'idéologie du système de référence dans la mesure où elle atteste l'incomplétude du système de départ. C'est pourquoi elle est mise sous contrôle, sous surveillance. Par ailleurs, la fiction peut être un moyen de manipulation très efficace, d'autant plus qu'elle est discrète. Dans ces conditions, la vigilance du lecteur est indispensable. Nous pensons que des textes résistant à la lecture immédiate suscitent le questionnement du lecteur. Les fictions réflexives renvoient nécessairement à l'interrogation du sujet sur lui-même et à la relativité de toute interprétation.

La logique de la réflexivité aboutit à l'éthique : comprendre que toute construction de la réalité est une construction de soi par soi amène à conclure qu'il n'y a pas de vérité scientifique, universelle. Robinson et Vendredi sont égaux. ‘«’ ‘L'humanité entière, aussi bien les Indiens que les Blancs, a la même origine.’ ‘»’ ‘ 528 ’La construction du monde -de Babel- est à faire par tous, dans toutes les langues.

Si la fiction pose avec tant d'insistance la question du langage, c'est parce que rien ne peut se transformer sans opération langagière. La fiction montre que les mots sont dangereux parce qu'imparfaits, mais créateurs parce qu'imparfaits. Il y a toujours un écart, un vide, une tache blanche qui permettent de faire bouger le langage, le monde. Ce que disent toutes les histoires, c'est une transformation effectuée dans le langage par un sujet. Cependant, ce travail sur la langue n'est pas sans risques. Toutes les histoires racontent les épreuves subies par celui qui questionne le langage ; personne ne peut échapper à ‘«’ ‘la guerre des langues’», tant au niveau de l'individu que du groupe, si tant est qu'il veuille exister. Les fictions réflexives montrent que le travail sur la langue peut être une manipulation contre les individus : la mise en évidence des dispositifs de manipulation est un instrument d'éducation pour le lecteur, conscient dès lors que la langue est le lieu et l'enjeu de tous les affrontements idéologiques.

La fiction pose une question -non littérale, puisqu'elle renvoie à la réalité -qu'elle résout latéralement par modification du système de référence- et littéralement puisque les réponses sont données dans le cadre d'un texte. La réflexivité exige une attention plus grande du lecteur à l'égard de la lettre : le lecteur est un spectateur et le texte est à regarder comme un tableau. Les signes textuels sont des signes visuels. La fiction retrouve le rythme de la poésie en travaillant la matérialité du signe. Le texte est à lire dans les traces, en noir et blanc, jusqu'à dissolution ou saturation de la matière. La valeur plastique des éléments graphiques ou la forme des supports sont à interroger au même titre que la valeur linguistique. L'importance accordée à l'aspect matériel du texte traduit la volonté de laisser des traces de soi : la volonté d'individuation se traduit par une reprise du corps dans le corps du texte. Les pratiques réflexives de la fiction montrent que l'aspect matériel du texte fait partie du texte.

Le lecteur lit une fiction qui est une question et une réponse. Mais chaque réponse est textuelle : c'est une exemplification d'un problème posé. Les questions soulevées par les fictions réflexives sont centrées autour de l'écrivain, du lecteur et du texte. Les pratiques réflexives de la fiction montrent qu'elles déconstruisent toutes les croyances et tous les principes ancrés dans les représentations des lecteurs. La mise en cause de l'idéologie de la représentation et le choix de la réflexivité comme système d'écriture permettent de considérer la fiction comme un paradoxe, c'est-à-dire comme une proposition ni vraie ni fausse où la question de la vérité ne se pose pas. De cette manière, le sens existe, mais la référence, toujours ailleurs, permet le questionnement permanent. Ce qui apparaît dans les fictions utilisées, c'est le rôle majeur apparemment accordé au lecteur. Celui-ci est sans cesse sollicité ; cependant l'auteur reste le maître des jeux d'écriture et le lecteur apparaît comme un voyageur égaré dans le labyrinthe du texte. Les rapports entre l'écrivain et le lecteur apparaissent ambigus : apparemment, tout est fait pour que le lecteur puisse comprendre le texte puisque les dispositifs d'élaboration sont exhibés, pourtant, il semblerait que le lecteur ne puisse profiter pleinement de ce nouveau pacte de lecture et enfreindre les contraintes de lecture déterminées par l'auteur. Tout se passe comme si le texte était un territoire à défendre et non à partager. Chacun -scripteur ou lecteur- tire à soi le texte, créant ainsi une nouvelle fiction.

Il est alors intéressant de s'interroger sur les pratiques lectorales des écrivains, premiers lecteurs pilleurs ; la pratique de l'intertextualité montre que le partage des œuvres est un enrichissement. Les écrivains donnent vie aux fictions antérieures en les récrivant. Ainsi la fiction survit-elle dans un autre code ; l'interprétation varie au fil du temps, parce que la fiction est sans cesse questionnée et réinterprétée en fonction des conditions historiques toujours variables. C'est pourquoi on peut penser qu'une fiction cumule tous les sens qu'on lui a prêtés. Le but n'est pas le savoir contenu dans la fiction, mais l'activité du lecteur qui le construit par son questionnement. En ce sens, chaque fiction permet une expérience personnelle.

Les pratiques réflexives de la fiction désorientent le lecteur qui ne peut plus lire naïvement l'histoire qu'on lui raconte ; il est sommé de voir les dispositifs mis en place pour construire la fiction. Le miroir, symbole traditionnel de l'idéologie de la représentation, souligne les dispositifs réflexifs mis en place dans la fiction. De telles œuvres opèrent une véritable éducation du lecteur.

La fiction est un objet d'enseignement commun à tout le cursus scolaire : on raconte des histoires de la maternelle à la classe terminale. En conséquence, le professeur de français doit avoir une curiosité littéraire très grande. Cependant, il doit tenir compte du fait qu'il s'adresse à des enfants et qu'il le fait dans le cadre d'une institution. Il va donc nécessairement censurer une partie de la littérature.

Si tout le monde est d'accord pour dire que les grandes œuvres littéraires traitent des grands problèmes de l'humanité et qu'il est donc évident qu'un professeur se doit de les transmettre, en revanche la discordance la plus grande existe en ce qui concerne les textes contemporains. La production massive de la littérature de jeunesse et la caution institutionnelle dont elle bénéficie occulte des textes contemporains qui permettraient pourtant un questionnement beaucoup plus fort de la part des élèves.

En ce qui concerne les projets d'écriture-lecture à mener en classe, il semblerait qu'ils permettent de lier la lecture et l'écriture -alors que les deux activités sont généralement déconnectées- et de motiver les apprentissages nécessaires à la maîtrise de la langue. Ce sont pourtant les projets qui permettent une réelle participation de l'enfant et par conséquent une reconnaissance de sa personne. Par ailleurs, l'écriture permet de conceptualiser le rapport à l'écrit, ce qui renforce les compétences de lecture.

L'écart entre les ambitions institutionnelles et les pratiques les plus courantes peut s'expliquer par une formation trop courte et trop rapide. Le problème est flagrant en ce qui concerne les professeurs d'école ; pourtant ce sont eux qui vont ancrer les premières représentations dans les mémoires. Il est donc nécessaire de repenser la formation en fonction du cursus universitaire de chacun et d'assurer une initiation à la littérature à ceux qui enseignent avec les savoirs acquis- ou non- au lycée. Les textes contemporains pourraient être une priorité dans la mesure où ils sont peu transmis au collège et au lycée : le patrimoine culturel est à gérer, c'est-à-dire qu'il doit se transformer et cela ne peut se faire que s'il y a des lecteurs.

Dans le cadre de la formation des professeurs, il nous semble qu'il serait intéressant de piquer la curiosité des enseignants à l'égard de la littérature en pratiquant l'écriture - lecture. Celle-ci peut être un point de départ pour créer un questionnement sur la littérature elle-même et sur son enseignement. Il nous semble également qu'il serait intéressant de tenir compte du cursus universitaire des futurs professeurs pour construire un rapport à la littérature qui ne soit pas un surplus culturel gratuit, mais une réflexion sur des problèmes communs à tous. Elle est le sol commun à toutes les cultures et peut favoriser la tolérance. Elle est un mode d'accès à la connaissance démocratique dans la mesure où chacun comprend selon son talent.

La réflexivité, point de départ de notre interrogation, aboutit à la constatation que raconter des histoires est devenu problématique pour les écrivains et pour les lecteurs, à un moment où les repères ont été déconstruits et où le doute s'impose comme certitude. C'est pourtant à partir de cette absence de certitude que s'installent le questionnement sur la fiction et le tissage du fil temporel qui permet de faire le lien entre les générations et de conserver les traces des disparus. La mort elle-même en est transformée. Les pratiques réflexives de la fiction visent à faire partager ce questionnement avec le lecteur qui, d'une certaine façon, doit être sans cesse déstabilisé pour toujours voir et percevoir d'un œil nouveau. Dès lors, la lucidité est le bien partagé entre l'écrivain et le lecteur. Cette lucidité est d'autant plus nécessaire que le monde contemporain est saturé de fictions. A défaut de transmettre des savoirs, des certitudes, les fictions maintiennent en suspens le questionnement lui-même :

Que seront les histoires de demain ? Qui entendra-t-on  : Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris ?

‘Le temps viendra bientôt, où elle émettra son dernier couinement, puis se taira. Elle n'est qu'un petit épisode dans l'histoire éternelle de notre peuple et le peuple saura se consoler de sa perte. Nous n'aurons pas la tâche facile ; comment nos assemblées seront-elles possibles dans un silence total ? A vrai dire, n'était-ce pas déjà le silence du temps de Joséphine ? Son couinement réel était-il notablement plus fort et plus vivant que le souvenir qu'il va laisser ? Etait-il même, lorsqu'elle vivait encore, plus qu'un simple souvenir ? Ne dirait-on pas plutôt que le peuple, dans sa sagesse, n'a placé si haut le chant de Joséphine que parce qu'il ne risquait pas de perdre quoi que ce soit le jour où il la perdrait ? (Franz Kafka, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris dans Un artiste de la faim, p.229)’
Notes
528.

Tolaman Kenhiri, La bible et le fusil dans Chroniques d'une conquête ethnies n° 14 1993