Le yoga

Pour autant, malgré la diversité apparente que revêtent ces enseignements, il n’en reste pas moins que toutes les pratiques qui se réfèrent au yoga prennent racine dans un terreau historique et géographique commun. Comme l’a énoncé Mircea Eliade dans son ouvrage Patanjali et le yoga, «Il n’est pas facile de définir le Yoga. Étymologiquement, le terme Yoga dérive de la racine yug, « lier ensemble «, « tenir serré «, « atteler «, « mettre sous le joug «, qui commande aussi le latin jungere, jugum, l’anglais yoke, etc.»(1962 : p. 7) Se lancer dans la compréhension de cette technique, qui semble, du fait de ce contexte particulier, si familière à nos oreilles - qui ne connaît pas, en effet, quelqu’un dans son entourage qui n’a pas été tenté par le yoga ? - nous plonge d’emblée dans un univers pluriel et mouvant. Cette difficulté à le définir, donc à le cerner, se renforce par la multiplicité de techniques, rites, croyances qui revendiquent par lui un même point d’ancrage. Référence plurielle, il se rattache pourtant le plus souvent à une sacralité hindouiste bien précise dont la caste des Brahmanes en est tout autant la détentrice que l’origine. Cette caste, appartenant hiérarchiquement aux sphères les plus élevées de la société traditionnelle indienne, composée de prêtres et de savants, s’ordonne à partir d’une quête mystique. Le yoga compris comme méthode intégrant un ensemble de techniques visant à libérer l’âme d’origine divine des contraintes du corps tient une place centrale dans cette recherche d’absolu. Dès lors il est censé permettre au sujet humain de re- joindre la totalité cosmique en le libérant des souffrances que sa condition mondaine donc temporelle engendre. L’être incarné en s’affranchissant du temps peut alors connaître cette «indicible liberté» dont parle Eliade (ibid. : p. 5), indicible liberté qui le conduit à se détacher du monde compris comme matérialité, et cela afin d’entrer en union avec le Divin, d’atteindre l’Unité essentielle.

En tant que technique d’ascèse, le yoga définit l’âme comme sujet et le corps comme objet donc véhicule et support de celle-ci. Si elle est éternelle, lui est précaire ; elle est une alors qu’il est multiple ; elle est vie, intelligence, alors qu’il n’est qu’opacité, ignorance, souffrance et mort. Cependant l’âme, si elle est toute puissante, n’en reste pas moins inactive, contemplative et impassible alors que le corps, lui, est mouvement, agitation et dispersion. Il devient de facto le moyen ou encore l’outil grâce auquel l’individu - mais est-ce alors le concept le plus juste, puisqu’il tend à la division ? - va chercher à rejoindre le centre cosmique censé se trouver présent en lui. Comme dans le système des castes où sujets et société sont indissociables - nous nous référons directement aux travaux de Louis Dumont (1975) -, esprit et corps sont donc interdépendants. Grâce à l’âme, le corps est divin, il peut prétendre par elle à une origine divine. Mais c’est tout de même par lui, puisqu’il est vivant, que le yogi pourra retrouver cette essence divine, qui, elle, est inerte. De même, si le monde est bien réel, tout comme la matérialité du corps, il n’en reste pas moins illusoire, du fait même de l’asservissement et de la souffrance que selon cette pensée il engendre. S’en affranchir, c’est ainsi rejoindre le Sacré en se libérant et en se désolidarisant du monde phénoménal. Il s’agit de rompre le cycle des réincarnations dont le karma condense l’ensemble des expériences et actes présents, passés mais aussi futurs, le devenir étant toujours la résultante de ce qui est advenu. Le retrait du monde phénoménal aboutit au final, pour le yogi indien, à rompre avec toute attache sociale et familiale ainsi qu’à se détacher de ses biens et de ses désirs.

C’est Patanjali, célèbre grammairien indien du IIème siècle avant Jésus-Christ qui aurait rassemblé les textes fondateurs du yoga, ou Yoga-Sûtras, exposant les techniques d’ascèse et de méditation les plus anciennes. Celles-ci ne seraient donc pas issues directement de ses propres découvertes mais le fruit d’anciennes connaissances transmises oralement qu’il aurait organisées et consignées par écrit. Tout au long de ces textes, on retrouve l’idée que le subconscient de l’Être est composé de cinq matrices qu’il s’agit d’effacer. L’ignorance qui tient pour vrai ce qui est faux - le monde réel au sens où nous l’entendons le plus communément -, le sentiment de l’individualité (asmitâ), la passion, l’attachement (râça), le dégoût (dveça), et l’amour de la vie (abhiniveça). Suivant cette voie que tracent les Yoga-Sûtras, il s’agit alors de s’appliquer, par un effort méthodique, à tendre vers la délivrance en accomplissant chaque acte de manière désintéressée, sans parti pris mais aussi sans convoitise. Cinq techniques sont invoquées parfois seules ou de manière conjointe : 1 - les commandements moraux ou réfrènements indispensables dans la recherche de la délivrance (yama), ils sont au nombre de cinq : ahimsâ - ne pas tuer, satya - ne pas mentir, asteya - ne pas voler, brahmacarya - abstinence sexuelle, aparigraha - ne pas être avare ; 2 - les disciplines corporelles et psychiques (niyama) : propreté et purification, sérénité, ascèse, étude de la métaphysique du yoga ; 3 - le rythme de la respiration (prânâyâma) qui consiste en la prolongation de l’expiration comme de l’inspiration dans une recherche d’harmonisation entre ses trois mouvements, inspiration, expiration et conservation de l’air ; 4 - la fixation de la pensée en un seul point (dhâranâ) ; 5 - la méditation ou instrument de pénétration, de prise de possession et d’assimilation du réel (dhyâna). Ces différentes techniques devront faire l’objet d’un long travail d’apprentissage qui ne peut être accompli de manière solitaire mais doit être enseigné par un maître, appelé guru. Le yogi sera alors tenu de constamment se référer à son guru qui lui enseignera tout un ensemble d’attitudes et de choix à respecter pour évoluer vers la libération spirituelle : hygiène, alimentation, attitude par rapport à autrui (équanimité, véracité...), comportements sexuels, rapport au monde... C’est cette dimension de transmission qui confère au yoga son caractère pluriel. Il est, en effet, possible de dire qu’il y a autant de yoga qu’il y a de gurus et de lignées. En s’exportant, en franchissant des géographies nouvelles et différentes, il se confronte à d’autres cultures, à d’autres systèmes d’enseignement et de transmission. Aussi, le yoga d’ici et de maintenant n’est certes plus celui de Patanjali et des ablutions dans le Gange, il est autre et se reconfigure même si, et nous le verrons, les yogis et enseignants d’aujourd’hui recourent encore et toujours à ses références traditionnelles.