Cheminement

Lorsque nous nous sommes intéressés à cette pratique, nous étions tiraillés entre ces deux perceptions du yoga : celle portée par la tonalité médiatique que nous avons précédemment évoquée, et celle que nous connaissions par la lecture des écrits fondateurs des sages Indiens. Nous avons alors choisi de nous rendre «sur le terrain» afin de saisir les modalités effectives d’un yoga pratiqué ici et aujourd’hui à l’entremise de cette tension, finalement assez banale, entre tradition et modernité. C’est lors de notre mémoire de maîtrise que nous avons, pour la première fois, concrètement rencontré deux professeurs de yoga qui nous ont présenté leur enseignement et parlé de leur parcours. Mais c’est plus précisément l’année suivante, alors que nous entamions notre Diplôme d’Études Approfondies, que nous avons pu accéder aux séances de pratiques proprement dites. L’un des deux professeurs rencontrés précédemment avait accepté que nous nous joignions aux groupes qu’il encadrait. La découverte in vivo de l’enseignement fut pour nous une épreuve fondatrice quant aux répercussions qu’elle allait engendrer pour la suite de notre questionnement. Ici point de corps glorieux affichés par ces magazines promettant santé et beauté, point non plus d’image d’Épinal de sages ascètes entourés d’une aura de silence, mais des corps, des cris, des râles..., des personnes prenant des postures qui extérieurement nous apparaissaient comme de véritables tortures. Ainsi au fil des rencontres avec les différents pratiquants et leur professeur nous nous sommes efforcés de nous familiariser avec des techniques qui contrariaient cet horizon d’attente que, plus ou moins explicitement, nous nous étions fixé a priori. Afin d’élargir le spectre de notre champ d’observation il nous a semblé nécessaire, pour ce présent travail de thèse, de recourir à une analyse comparant trois associations de yoga différentes. Si ces groupes présentent des morphologies et des modes organisationnels variables de par leur nombre d’adhérents, leurs enseignements ou encore leurs lignées d’appartenance, il n’en reste pas moins qu’une caractéristique majeure les fait se rejoindre. Tous trois se réfèrent, en effet, à une commune appartenance à l’Inde concrétisée par la présence d’un guru symbolisant à lui seul la perpétuation de techniques et de savoirs qu’il est censé détenir. Cette présence d’une autorité spirituelle fortement investie par les membres des groupes, du fait du lien qu’elle nourrie à une territorialité extra-occidentale, apparaît comme le critère principal qui nous a amenés à composer notre échantillon.

Par la perspective comparée que permet la mise en relation de ces trois associations nous tenterons donc de saisir les répercussions que ces pratiques psychocorporelles issues d’enseignements traditionnels indiens induisent sur les modalités d’interprétation et de compréhension du corps. Nous verrons de quelle manière cette réappropriation de la relation au corps interroge plus largement, et sous réserve de certaines précautions définitionnelles sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, différents traits du sentiment religieux contemporain que d’aucuns ont plus particulièrement désignés dans les termes d’une modernité du croire. Dès lors quelles incidences ces techniques auront sur la manière de définir, pour le sujet contemporain, la relation qu’il entretient à sa corporalité ? En quoi l’appartenance à une communauté misant sur des régimes intenses de sociation modifie-t-elle les repères sociaux et symboliques les plus couramment admis ? De même, que produit l’affirmation sans reste de valeurs individualistes dans la relation que le sujet nourrit à l’égard d’une transcendance et d’une sacralité totalisantes qu’il s’efforce en permanence de faire siennes ? Nous examinerons les conséquences de ces questionnements préalables au travers de trois parties complémentaires participant d’un même mouvement de compréhension.

Dans une première partie, nous nous efforcerons d’interroger théoriquement et méthodologiquement la place centrale que tient le corps dans le système interprétatif que nous tenterons de tracer. Ainsi, nous verrons tout d’abord, au travers d’exemples et de concepts choisis, de quelles manières les sciences humaines et sociales ont tenté tout au long de leur histoire de construire une épistémologie du corps. Á la lumière de ce corpus anthropologique, nous situerons notre propre démarche réflexive dans le prolongement d’une approche intégrant certains repères plus philosophiques. En effet, face à cette omniprésence du corps qui traverse les pratiques qui nous intéressent, les apports de la phénoménologie et plus particulièrement ceux de Maurice Merleau-Ponty (1945, 1964) contribueront à prêter une attention plus soutenue à ces dimensions qui interpellent le regard ethnologique. Ainsi il s’agira de souligner l’importance, dans l’expérience ethnographique, de notions telles que celle d’espace, de profondeur, ou encore de distance entre observateur et observé. Cependant, afin d’éviter les risques ontologiques d’une évidence du sens sous-tendue par la prégnance du sensible que postule la phénoménologie, nous examinerons la place cruciale qu’occupe le langage dans une logique de l’action. Ici, le temps de l’énonciation entre en scène, l’observation de la seule phénoménalité du corps ne suffit plus. Le concept d’acteur nous invitant à penser le sujet comme dynamique impliquant non seulement de la corporéité mais aussi des intentions cognitives et langagières nous conduit à nous démarquer d’un dualisme postulant une séparation nette entre le visible de la chair et l’invisible de l’âme. Dans le prolongement de cette optique résolument ancrée dans une perspective pragmatique du langage, nous nous pencherons sur la dimension interprétative qui le traverse. Partant, l’énoncé et plus particulièrement l’écriture seront envisagés comme du sens en mouvement en appelant à un processus traductologique plus général. L’exigence de description et d’observation propre à l’ethnologie, réintroduite dans le sillage de l’approche critique de l’herméneutique contemporaine, sera pensée comme le fruit d’un processus plus général de compréhension et d’interprétation. Ces repères épistémologiques et théoriques posés, nous nous attacherons ensuite à présenter les axes méthodologiques qui poursuivent cette même impulsion réflexive. Ainsi, nous verrons, sous l’angle de la pratique effective de l’expérience de terrain, les implications concrètes qu’engage la compréhension de l’autre et de son corps. Quelles interrogations - nous nous référerons ici à la notion de dialogique telle qu’elle a été forgée par Mikhaïl Bakhtine (in Todorov, 1981) - produit le partage d’un espace et d’une temporalité communes ? Et quel rapport à l’altérité engage-t-il ? Afin de conceptualiser la mise en relation symbolique inhérente aux pratiques que nous étudions, nous insisterons sur l’intérêt que présente un concept tel que celui de système. En effet, les perceptions du monde des groupes qui nous intéressent font, dans une certaine mesure, système. Pourtant ce mot ne va pas de soi. Dès lors, à partir des exemples du structuralisme anthropologique de Claude Lévi-Strauss (1962, 1973, 1974), de l’inconscient langagier de Michel Foucault (1966,1994) et de la totalité compréhensive de Gregory Bateson (1977, 1980, 1986), nous considérerons les conséquences paradigmatiques et idéal-typiques qu’entraîne l’usage de cette notion. Enfin, nous achèverons cette première partie en recontextualisant, au travers d’un processus diachronique, l’appréhension de ces techniques venues d’Inde. Que traduit, dans le cadre d’une perspective historique plus large, les rapports liant les interprétations du corps aux mouvements de fascination et de rejet qu’ont pu entretenir ces deux réalités géographiques et culturelles distantes et distinctes que sont l’Inde d’une part et l’Europe de l’autre ?

Après une présentation détaillée des groupes étudiés, une deuxième partie s’attachera à saisir la portée anthropologique de ce concept clef, commun au système symbolique et pratique des trois associations, qu’est l’énergie. En premier lieu, nous interrogerons cette figure éminemment centrale qu’est le guru, consubstantiellement liée à ce principe énergétique qu’il est censé représenter. Nous suivrons ainsi le chemin initiatique qu’a parcouru chacune des ces autorités spirituelles afin d’asseoir sa propre légitimité. Dans ce prolongement, le concept de transmission et, par là de tradition, sera questionné à la lumière des travaux initiés par Gérard Lenclud (1987,1994) et Pascal Boyer (1986) qui le posent comme un acte créateur, performatif impliquant une reformulation plutôt qu’une redite de ce qui a été. Dès lors, que produit la confrontation entre le traditionalisme revendiqué par ces groupes et leurs représentants, postulant une pureté du savoir transmis, et la tradition comme réinvention contextualisée, soutenue par l’ethnologue ? Sur quels conflits d’interprétation ces deux visions du temps et de l’espace débouchent-elles ? Pour nombre de ces disciples, le guru est considéré comme l’incarnation absolue de la lignée qui l’a engendré. Père pour certains, ancêtre pour d’autres, il apparaît comme cet être situé à l’interstice de spatialités et temporalités disjointes. En tant que figure emblématique mais néanmoins paradoxale, il focalise à lui seul toutes les tensions entre tradition et modernité. Pourtant, la nature énergétique et sacrée qui lui est reconnue permet de dépasser ce paradoxe apparent. Être de toute-puissance, le guru semble détenir le pouvoir de transcender les espaces et les lieux. Présent ici et là-bas, en se jouant des repères temporels communément admis, il ne ferait plus qu’un avec la totalité cosmique qui, continûment, le traverse. Ainsi, la description de la nature sacrée du guru nous permettra d’interroger les conséquences théoriques et anthropologiques de cette notion particulière qu’est l’énergie. Ici, nous nous intéresserons à un contenu de croyance spécifique qu’il s’agira d’examiner préalablement à toute compréhension des pratiques proprement dites. Dès lors, qu’implique au regard de la rationalité occidentale un concept tel que celui d’énergie ? Quelles investigations épistémologiques et théoriques nous invite-t-il à conduire ? Pour tenter de répondre à ces questions ou du moins en saisir les portées heuristiques, nous mobiliserons un certain nombre d’auteurs et de notions. Le terme platonicien de Khôra, repris par Jacques Derrida (1993), nous aidera ainsi à comprendre l’énergie dans une pensée non-dualiste et extirpée des schémas de la rationalité classique, en l’espèce des principes d’identité, de non-contradication et de tiers exclu. De la même manière, le retour sur la «case vide» ou le «signifiant flottant» proposé par Gilles Deleuze (1969) à partir du structuralisme anthropologique de Claude Lévi-Strauss (in Mauss, 1989) contribuera à discerner le trouble logique qu’instigue, à l’instar du principe de mana, la notion d’énergie. S’il est certain que selon les individus qui en font l’épreuve cette notion apparaît comme une réalité expérientielle indiscutable, il n’en reste pas moins que, pour devenir une signification collectivement partagée, elle doit entrer dans l’ordre du discours. Par conséquent, nous nous attacherons à décrire le déploiement métaphorique que suit la sémantique énergétique à l’oeuvre dans les groupes que nous avons étudiés. En d’autres termes, nous nous efforcerons de saisir la manière dont l’énergie y est dite et décrite. Dans quels imaginaires - électriques, calorifiques, liquides... - puisent-ils images et significations afin de donner un sens discursif à un concept tout autant abstrait qu’éminemment concret ? Nous verrons par ailleurs que ce champ métaphorique peut être mis en relation avec un certain nombre de valeurs liées à l’imaginaire énergétique de la thermodynamique du 19ème siècle, des théories de l’énergie mentale de l’esquisse freudienne (in Ricoeur, 1965) ou encore de la conception vitaliste de la dynamique naturelle d’Henri Bergson (1985)... Enfin, afin de souligner la place du corps dans l’expérience que fait le yogi de ce principe énergétique, nous insisterons sur la fusion entre mot et chose que ce dernier est censé impliquer. Dans cette optique, le signifiant et le signifié ne font plus qu’un, sens et phonèmes se mêlent en un tout indistinct. À l’aune de ce que l’on pourrait qualifier de pensée magique, dire, c’est ressentir, c’est faire advenir. Les mots deviennent donc autant de signes mettant en lien le sujet avec une totalité cosmique qu’ils postulent implicitement. Cette structure quasi-métonymique de l’expérience subjective de l’énergie, nous amènera à nous pencher de façon plus précise sur le recours aux notions de croyance et de religieux afin d’interpréter les pratiques que nous avons observées. Dans les limites de précautions théoriques et définitionnelles nous invitant à réenvisager les héritages réflexifs de Max Weber (1995) et d’Émile Durkheim (1985), nous verrons ainsi que nombre de références, techniques, symboliques mobilisées par les associations qui nous intéressent peuvent nous conduire à les penser dans les termes d’une appartenance à une certaine forme de modernité religieuse. À la suite des travaux en sociologie des religions de Danièle Hervieu-Léger (1993, 1999), nous verrons par ailleurs que la notion de croire en tant que croyance en actes, vécue, permettant la réinscription du sujet dans la lignée croyante qu’il reconnaît et qui le reconnaît, est nettement plus féconde d’un point de vue interprétatif que la notion de croyance pure. En effet, le croire insiste de façon cruciale sur ces dimensions affectives, émotionnelles et par là corporelles à l’oeuvre dans cet espace flou et labile que trace les contours incertains de ce qui a été nommé ailleurs, la «Nébuleuse Mystique-Ésotérique».

Dans une certaine mesure, l’approche du fait religieux que nous tentons de dégager ici nous invite à réintroduire une part de phénoménologie telle qu’elle a été décrite par Paul Ricoeur dans son ouvrage Le conflit des interprétations. Ainsi, il s’agira pour nous de comprendre un symbole tel que l’énergie, par exemple, au regard de la «totalité homogène» ou du système de significations qu’il sous-tend. Comme le précise Paul Ricoeur, cette approche phénoménologique du symbole et du religieux ‘«’ ‘s’emploie à comprendre un symbole par un autre symbole ; de proche en proche la compréhension s’étendra, selon une lointaine analogie intentionnelle, à tous les autres symboles qui ont de l’affinité avec le symbole étudié’» (1969 : p. 293). Dans cet ordre d’idée, nous nous accorderons avec lui pour saisir l’interprétation comme la mise en évidence d’une «cohérence» ou d’un système mettant en relation «‘plusieurs niveaux d’expérience ou de représentation’» (Ibid. : p. 293). Il s’agira moins d’expliquer que de décrire en rapportant «‘le phénomène religieux à son objet, tel qu’il est visé et tel qu’il est donné dans le culte et dans la foi, dans le rite et dans le mythe’.» (Ibid. : p. 314) Mais si nous reconnaissons une part de phénoménologie telle qu’elle est avancée par Paul Ricoeur dans notre approche du sentiment religieux, elle n’en reste pas moins une phénoménologie prudente, liminaire. Ainsi, nous ne chercherons pas une quelconque «vérité» de la valeur du symbole qui le distinguerait de l’arbitraire du signe. L’énergie apparaît, pour les yogis que nous avons rencontrés, comme un véritable principe de relation, vecteur de cohésion et d’équilibre. Pour autant, passée l’étape de la reconnaissance de ces manières de signifier l’énergie, nous n’essaierons pas de combler cette plénitude du symbole dont parle Ricoeur afin de saisir ce «‘rudiment de relation naturelle entre le signifiant et le signifié’»1 (Ibid. : p. 314). Si cette relation existe, c’est au yogi seul qu’elle revient. De même, si la question du langage occupe une place centrale dans notre analyse, nous ne chercherons pas à saisir la «‘portée ontologique des symboles du Sacré’» (Ibid. : p. 315). Contrairement au postulat heideggerien soulevé par Ricoeur, nous n’aborderons pas le domaine symbolique comme la somme des expressions d’une parole de l’Être. Il s’agira moins de saisir le langage comme vecteur d’une réminiscence sacrée, antérieure à tout Logos que comme vecteur de significations visant à la description de pratiques, de techniques et d’émotions. Ici encore, nous laisserons au pratiquant de yoga cette intime expérience langagière du sacré...

La troisième et dernière partie de la présente thèse s’attachera à décrire les contenus proprement dits des différentes pratiques et techniques à l’oeuvre au sein des trois associations que nous avons observées. Cette description de la teneur des enseignements devait, selon nous, être précédée du questionnement sur les contenus de croyance. En effet, la saisie de la portée symbolique et pratique des exercices posturaux si nous prenons cet exemple n’est possible, nous semble-t-il, que si la notion d’énergie a, préalablement, été posée et analysée. Nous avons donc fait le choix de placer plus tardivement dans le texte les données plus proprement ethnographiques visant à la description des diverses techniques de postures, de méditation ou d’offrandes dévotionnelles inhérentes à certains de ces groupes. Avant l’examen de ces contenus de pratiques, nous nous intéresserons aux parcours des différents élèves que nous avons rencontrés et qui les ont conduits aux enseignements qu’ils suivent aujourd’hui. Comment expliquent-ils leurs choix ? Quelles justifications d’ordre psychologique, physiologique ou encore spirituel avancent-ils afin de donner a posteriori du sens à une quête existentielle souvent présentée comme parsemée de diverses embûches et souffrances subjectives ? Notons que nous utiliserons le plus souvent, afin de qualifier les membres des groupes concernés, les termes d’élève ou de pratiquant. Le premier nous permet de mettre en évidence la dimension d’apprentissage inhérente au parcours spirituel des enseignements transmis ; le second insiste sur l’engagement non seulement éthique mais aussi corporel qu’ils impliquent. Ainsi, pratiquer le yoga ou du moins les yogas que nous avons plus précisément étudiés, c’est se conformer à une praxis réclamant une certaine forme d’assiduité et d’implication intense de la part du sujet. En revanche, nous recourrons plus rarement aux termes de dévot et d’adepte. Si le premier terme est usité par l’une des associations afin de définir ses propres membres, le second ne sera utilisé par nous qu’avec parcimonie. En effet, bien que relevant, de par son étymologie, d’une certaine forme de vocabulaire ésotérique et mystique2, sa connotation actuelle, dans le prolongement des questionnements contemporains sur les pratiques sectaires et sur lesquelles nous reviendrons, nous conduira à un usage extrêmement circonspect et mesuré.

Une fois envisagées les raisons invoquées de venue au yoga - cette parenthèse terminologique étant désormais refermée -, nous nous intéresserons aux pratiques et techniques proprement dites. Dans un premier temps, nous nous efforcerons de décrire les lieux collectifs et privés dans lesquels elles prennent sens. Comment s’organisent les différentes salles de cours ? Présentent-elles, entre elles, des similitudes en termes de configuration et d’aménagement spatial ? Les espaces domestiques des élèves offrent-ils des traits de configurations comparables ? Nous verrons ainsi dans quelle mesure la nécessité d’une sollicitation générale des sens afin de produire un sentiment d’harmonie et d’équilibre lors du passage d’un lieu à un autre est, pour chacune des associations, continûment réaffirmée. La première modalité de pratique que nous nous attacherons ensuite à exposer sera la pratique posturale. Partant, nous décrirons le déroulement et le mode opératoire de différentes séances collectives. Cette procédure descriptive nous permettra d’insister sur ce lien symbolique qui relie le corps de l’élève à la signification archétypale qu’est censée porter en elle la posture. À nouveau, nous reviendrons sur cette fusion du sens et des sens, du mot et de la chose, que poserait de son côté, à l’instar de l’énergie, l’expérience posturale. Nous verrons ainsi dans quelle mesure cette attention au corps que nécessite la pratique quotidienne des postures implique, plus particulièrement pour l’une des associations, l’acceptation pour le sujet d’un certain nombre d’astreintes. Ces astreintes le conduiront ainsi à progressivement modifier les relations qu’il entretient vis-à-vis des manières qu’il a de se soigner ou encore de se nourrir. De fait, quelles implications ces obligations ont-elles, pour l’élève de yoga, à l’égard des pratiques et des habitudes sociales les plus courantes ? Que produisent-elles dans le rapport qu’il établit au monde ? Parallèlement aux techniques posturales proprement dites, nous examinerons trois autres modalités de la pratique, à savoir : l’exercice de dévotion, la lecture collective de textes sacrés hindouistes et la méditation. Cette dernière, contrairement à la dévotion et à la lecture, est commune à tous les groupes étudiés. Là encore, nous nous efforcerons de décrire le déroulement de plusieurs séances de méditation collective. Pouvons-nous constater des différences ou au contraire des similitudes dans la manière d’aborder, pour chacun de ces enseignements, la pratique méditative ? Comment est-elle définie ? De quelles expériences intimes est-elle porteuse ? Et de quelle manière les élèves des différents groupes vont-ils en décrire l’expérience ? Cette mise en perspective des différentes modalités de la pratique - posture, dévotion, lecture de texte, méditation - nous permettra de souligner l’importance que tient le groupe dans le processus de transmission de l’enseignement. Ainsi, le maintien d’un élève au sein d’une association sera consubstantiellement liée à la reconnaissance par les autres membres du groupe de l’authenticité de son appartenance. Nous examinerons ici la portée du concept wéberien de communauté émotionnelle (1995) qui nous aidera à catégoriser différents systèmes de validations des appartenances subjectives aux communautés. Là encore, nous verrons que cette affirmation d’une appartenance au groupe conduit l’individu à une refonte générale de ses liens de sociabilisation. Partant, nous tenterons d’étudier, au travers de ce que les élèves en disent, les répercussions que ces choix de vie ont sur les manières d’appréhender la relation à celui - proche, parent, ami... - qui ne les partage pas. Dans cette optique, nous tenterons ensuite d’interpréter ce que nous disent ces pratiques du contexte actuel de la modernité. Cette attention constante au corps et à son bien-être révèle-t-elle une affirmation sans reste d’une idéologie individualiste ? Est-il possible de penser ces religiosités diffuses, dont relèvent ces groupes de yoga, comme les résultantes d’une relation contrariée et profondément paradoxale vis-à-vis de ces grandes valeurs de la modernité que, par ailleurs elles s’efforcent de contester ? Quelle place l’imaginaire énergétique tient-il dans cette réappropriation individuelle et collective de ces mêmes valeurs ?

Avant d’entrer plus avant dans le corps de l’analyse, nous ne pouvons nous abstraire de l’interrogation que nous pose, en dernière instance, cette dénomination à la charge émotionnelle et symbolique considérable, qu’est la notion de secte. Il est évident que pour l’anthropologue, le sociologue ou l’ethnologue qui s’aventure dans les contrées parfois méconnues de la Nébuleuse Mystique-Ésotérique, se profilent, à l’horizon de sa réflexion, les nuages de la menace sectaire. Ainsi peut-il s’entendre dire au détour d’un échange inquiet ou d’un entretien curieux : «‘Finalement, vos trucs, ça reste quand même des sectes, non ?’ ‘»’ Cette inquiétude peut être avancée par les membres des groupes eux-mêmes qui vont exprimer par là leur crainte d’une «mauvaise image» sociale : «‘Surtout, dites bien que nous ne sommes pas un mouvement sectaire !’» Tout au long de notre observation, le mot a circulé, a tournoyé au-dessus de nos têtes pour parfois se poser au devant de nous. Nous pouvions choisir de le chasser d’un revers de main en utilisant de commodes guillemets. On ne parle alors plus de secte mais de «secte». La magie des guillemets opérant, l’usage courant et stigmatisant du terme s’évanouit. La condamnation et la disqualification qui l’enveloppent dans le sens commun se dispersent par le recours à cette judicieuse bénédiction stylistique. De même, une figure telle que celle de «Nouveaux Mouvements Religieux», par son caractère généralisant et dénué de toutes connotations péjoratives, peut apparaître comme une autre possibilité de neutralisation. Mais comme le précisent Françoise Champion et Martine Cohen dans Sectes et démocratie, face au contexte polémique entourant le terme de secte, la désignation «NMR» présente «les défauts de ses qualités». En effet, sa neutralité axiologique aurait tendance à nier, peut-être trop facilement, toute idée de problème ou de tension épistémologique. De la même manière, sa généralité peut parfois aboutir à une confusion qui mêlerait indistinctement des groupes ou des mouvements religieux dont les visées pratiques et les références doctrinaires demeurent extrêmement hétérogènes. Pourtant, et le contexte social et politique nous le rappelle3, le sens commun du terme de secte «‘avec son imprécision et ses connotations implicites’ » s’impose au chercheur en sciences sociales «‘non comme une vérité décrivant une réalité, mais comme un fait social à analyser’.» (1999 : p. 17) Dès lors, il revient au sociologue ou à l’ethnologue, aux prises avec ces questionnements, de faire le choix ou non de répondre à cet impératif d’analyse. En ce qui nous concerne, nous opterons plutôt pour la négative. Nous ne nions pas son bien-fondé mais nous choisissons de ne pas nous inscrire dans son sillage. Certes, les groupes qui nous intéressent répondent, de façon plus ou moins explicite, à certaines constantes ideal-typiques déjà soulevées en leur temps par Max Weber et Ernst Troeltsch dans leur distinction entre Église, d’un côté, et Secte, de l’autre. Ainsi, les associations que nous avons observées s’appuient sur un regroupement volontaire de leurs membres ; elles ne rassemblent qu’un nombre restreint d’adeptes ; toutes postulent une certaine égalité entre leurs élèves même si l’exemplarité du guru reste la référence absolue pour tous ; de même, c’est une éthique commune de sainteté individuelle et collective qu’il s’agit de partager. Dans ce prolongement, elles se rejoignent dans une même relation à la croyance fondée sur l’intensité et la certitude de l’expérience subjective. Pour autant, elles ne postulent pas un refus ou un retrait du monde. Elles ne tendent pas à dévaloriser les ancrages familiaux ou sociaux en contestant la place des pouvoirs traditionnels. Tous les yogis que nous avons rencontrés présentaient les atours d’une intégration sociale ordinaire. Dès lors, il nous paraît extrêmement périlleux de tenter de discerner la supposée dangerosité d’un fonctionnement collectif entravant la liberté personnelle dans les pratiques que nous avons étudiées. Quant aux contenus de croyances eux-mêmes et aux certitudes intimes qui leur sont accolés, qui fait dire à tel ou tel élève qu’il est persuadé d’être «sur la bonne voie», il ne nous revient pas d’en juger la pertinence ou la validité.

Notes
1.

Cette relation naturelle conduisait Mircea Eliade, comme le rappelle justement Paul Ricoeur, à voir au travers du symbolisme cosmique, par exemple, le lien non arbitraire entre le ciel visible et l’ordre invisible qu’il manifeste. Ainsi, le ciel “parle du sage et du juste, de l’immense et de l’ordonné, de par le pouvoir analogique de sa signification primaire.” (1969 : p. 314)

2.

Adepte viendrait du latin adeptus. En termes alchimiques, il signifierait celui “qui a atteint le niveau nécessaire pour s’engager dans le grand oeuvre”. Au XVIIIème siècle, l’adepte renverrait à “l’initié à une société secrète”.

3.

Le Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les sectes du 22 décembre 1995, remis à l’Assemblée Nationale, le troisième rapport annuel du 19 février 2002 de la Mission Interministérielle de Lutte conte les Sectes présidée par Alain Vivien, ainsi que la loi About-Picard du 12 juin 2001 sont révélateurs de cette inquiétude de la société civile face à l’exponentialité de phénomènes qu’elle avoue, par ailleurs, ne pas pouvoir définir précisément en termes étymologiques, juridiques ou encore sociologiques.