PREMIÈRE PARTIE :
TOURS ET DÉTOURS

[ Expérience liminaire : Sur le seuil...]

Pieds nus, vous franchissez une porte. Vous sentez que le sol est humide et froid. Passé une épaisse tenture derrière laquelle vous percevez quelques chuchotements et rires feutrés, vous vous retrouvez dans une salle assez vaste et lumineuse où règne une atmosphère plutôt douce. Une entêtante odeur d’encens vient renforcer ce sentiment d’harmonie et vous envelopper de son suave parfum. Des personnes sont assises, sur des coussins colorés ou des tapis de cotons. Quelques regards flottent sur vous sans s’attarder. Presque intuitivement, suivant les mouvements des autres qui à leur tour pénètrent dans la salle, vous vous isolez dans un petit vestiaire commun pour rapidement vous déshabiller. Vous n’osez regarder avec insistance autour de vous comme si l’intensité de votre attention pour cette scène étrange risquait d’en briser l’évidence. Retournant dans la salle principale, vous sentez que l’ambiance détendue s’est muée en attente, l’attente d’un événement imminent. Quelques personnes, assises autour de vous sont enveloppées dans des couvertures. Progressivement, l’atmosphère devient étrangement calme, plus aucun bruit ne fuse. Ce vide vous plonge dans un sentiment de malaise où la sérénité des visages finit paradoxalement par rendre encore plus oppressante cette attente. Et puis quelqu’un entre. La salle entière se met comme à frissonner, presque palpiter. On vous fait signe que la séance va commencer et rapidement, vous vous retrouvez captif d’un surprenant spectacle gestuel. Tout d’abord ce qui retient votre attention, c’est l’étonnante souplesse des corps, leur malléabilité et la fascinante facilité avec laquelle ils tiennent en d’improbables équilibres. Pourtant, assez rapidement, votre saisissement premier laisse place à une inquiétude grandissante. Les corps ne sont plus élastiques et mobiles. Ils se tendent, se tordent. Les visages se crispent. Des râles, des pleurs, des cris fusent, semblant emplir la salle de leurs expressivités sonores. Vous vous sentez comme écrasé, broyé par la tension qui se dégage et que vous avez de plus en plus de mal à supporter. Vous regardez ailleurs, vous vous recroquevillez un peu plus sur vous même alors qu’enfle continuellement la pression qui vous étreint. Il semble que tous soient pris dans l’urgence d’un accomplissement, la nécessité d’une douloureuse délivrance collective qui elle seule pourrait rompre l’intensification du moment. Les corps continuent pourtant de se contracter, de se raidir comme s’ils tendaient à s’arracher à leur propre matérialité. Et puis, comme répondant à un signal que vous n’avez pu déterminer, tout et tous se relâchent, même vous, la tension s’amenuise doucement, les visages peu à peu redeviennent sereins, presque extatiques, tout juste sortis d’un songe. Les corps s’étirent, bougent imperceptiblement semblant s’extirper d’un long et lourd sommeil. Vous aussi essayez alors de vous détendre, de vous relâcher même si, pourtant, l’inquiétante et insistante étrangeté de cette expérience persiste secrètement à vous tourmenter.

Telle fut notre première rencontre effective, concrète avec la pratique du yoga bouleversant tous les préjugés que nous nourrissions à son égard. Pour nous, comme pour beaucoup, le yoga restait synonyme d’une pratique dite douce, d’une gymnastique exotique visant à l’assouplissement, la détente, la relaxation... Ce récit tente ainsi de traduire nos premières impressions face à un terrain qui, d’emblée, nous a stupéfaits. Des impressions qui longtemps nous ont submergés tant cette confrontation avec l’expressivité de corporéités à vif nous avait immergés dans cet entrelacs de corps en mouvement qui, par chacune de ses modulations, chacun de ses frémissements, creusait au coeur même de nos propres matérialités. Pourtant, passé le temps de la stupeur et de l’étonnement, il s’est agi pour nous de comprendre et d’interpréter l’événement de cette rencontre. Car rencontrer l’autre, quel qu’il soit, psychotique, artiste ou encore yogi4..., c’est bien se prêter à l’apparition et à l’épaisseur de son corps, aux modulations de sa voix, à la démarche de ses pas, à la puissance de son regard... Une rencontre, sous forme de confrontation, se conjuguant principalement sur le mode du visible. Rencontrer, ce serait donc appréhender ce qui fonde la matérialité de l’autre, à savoir ce corps qui deviendrait alors la preuve ultime présentifiant l’existence tangible de celui avec qui la relation s’établit.

Cependant, tenter de saisir et de comprendre le corps de l’autre, des autres - ici des pratiquants de yoga - ne peut se réaliser que par la prise en compte de sujets en mouvements, se mettant eux-mêmes en scène comme ils se mettent en gestes ou en récits. En effet, nous ne saisirons pas des corps séparés de leur contexte, nous chercherons plutôt à comprendre et à signifier des discours, des attitudes, des comportements qui eux-mêmes entrent dans un ensemble de processus faits d’intentionnalités. Ce ne sont pas seulement des corps que nous observons mais bien plutôt des personnes, des sujets agissant qui, dans et par leurs actions, interagissent et s’impliquent mutuellement dans un contexte relationnel commun, dans une temporalité partagée. Dans cette optique, leurs actions apparaissent comme la réalisation d’événements nécessitant une intention, donc du mental, mais aussi du matériel par une effectuation physique concrète. Si nous suivons cette dynamique de l’agir, ces deux pôles - mental et matériel - ne peuvent être pensés comme séparés. Il est impossible de les distinguer puisqu’ils ne sont pas codépendants mais bien plutôt cosignifiants, l’un n’existant, en effet, que par rapport à l’autre et l’autre ne pouvant exister sans le premier. De la même façon, ils sont coémergeants, leurs caractéristiques respectives étant avant tout conceptuelles, et ne prennent sens que par leur coexistence mutuelle.

Pourtant, concevoir le corps en tant que relation dynamique, dans les termes d’une théorie du sujet-agissant, n’est pas toujours aisé. En effet, la difficulté se situe du côté de la terminologie. Nous n’avons dans notre langue aucun mot, aucun terme qui puisse rendre compte simultanément de ce mouvement impliquant et impliqué qu’est l’action intentionnelle et qui suppose à la fois du corporel mais aussi du mental. Aussi, l’usage du mot « corps « se réduit-il bien souvent à une totalité organique existant indépendamment de tout contexte, de toute notion de sujet pensant et agissant, comme si, par ce terme, nous nous rapprochions implicitement d’une matérialité excluante où résiderait uniquement sa tangibilité inerte, clinique. L’emploi usuel du mot «corps» pose donc problème et seul un corps compris comme concept construit et élaboré, partant d’un sujet interprétant et signifiant, peut nous aider à échapper aux risques essentialistes qui sous-tendent l’usage du mot. Il s’agit bien, ici, de nous éloigner de cette appréhension de ce terme « corps « entendu comme une évidence, un allant de soi impliquant la possibilité d’une connaissance immédiate et totale. Il sera plutôt saisi comme une fiction engagée, permettant de faire jouer le sens en opérant un constant mouvement de dialogue entre divers concepts complémentaires tels que ceux d’acteur ou de sujet-agissant... Il sera nécessaire pour nous, tout au long de ce travail, non plus de le penser isolément mais de le saisir dans le sens d’une logique de la relation où il peut émerger et être signifié au travers des processus d’actions et d’interactions dans lesquels il se trouve engagé.

Dès lors, il ne s’agit pas de comprendre le corps comme une réalité en soi mais plutôt de nous intéresser à la pluralité de constructions symboliques dont il est l’objet. Concept complexe, au croisement de différents domaines anthropologiques (religieux, médical, économique, politique...), il interroge plus généralement les logiques sociales et culturelles qui le façonnent et lui donnent sens. Direction de recherche composite, nous nous attacherons tout d’abord, à travers quelques illustrations qui n’ont pas prétention à l’exhaustivité, à la manière dont les sciences sociales se sont efforcées de l’analyser. Cette mise en perspective5 de la question d’une définition anthropologique du corps, entendu comme construction, nous permettra ensuite de nous situer dans la continuité de ces travaux et d’en prolonger la réflexion par l’exemple de notre propre ethnographie.

Notes
4.

Nous nous référons ici à des expériences de recherche qui nous ont conduits à nous intéresser au milieu psychiatrique français ainsi qu’à certaines formes de pratiques artistiques contemporaines. Si ces expériences demeurent irréductibles les unes aux autres, elles participent pourtant d’un même processus ethnographique partagé interrogeant, par le biais de prismes multiples et complémentaires, la question du corps mais aussi celle du langage comme construction du rapport au monde et à autrui. Nous nous permettons de renvoyer à nos travaux : Faire « oeuvre collective » - Aux frontières des mondes de l’art, 2001, sous la responsabilité de Virginie Milliot-Belmadani, financée et commanditée par la Délégations aux Arts Plastiques, le Ministère de la Recherche et de la Technologie. ; L’expérience cubique - Approche ethnologique du quotidien d’une unité d’entrée en soins psychiatriques, 2000, en partenariat avec l’Université Lumière Lyon 2, la FERME du Centre Hospitalier Le Vinatier, financée par la DRAC Rhône-Alpes ; De l’utopie au système d’action ou le dehors psychiatrique, 1999, en partenariat avec l’Université Lumière Lyon 2, la FERME du Centre Hospitalier Le Vinatier et la DRAC Rhône-Alpes.

5.

Pour construire notre propos nous nous appuierons sur l’analyse de David Le Breton - Sociologie du corps, Paris : PUF, 1992 - à laquelle nous renvoyons le lecteur pour une approche plus complète de ces questions épistémologiques.