1. 1 Une découverte anthropo-logique du corps

1. 1. 1 Le corps objet-biologique

Il est ainsi possible de dégager une première dynamique de construction qui s’est élaborée dans le prolongement d’une conception s’étant attachée à poser le corps préalablement au devant du regard en tant qu’objet observable et quantifiable. Cette dynamique opte pour une analyse fondée des critères de rationalité plus particulièrement propres aux sciences médicales ou biologiques. Il s’est, en effet, agi pour les savants relevant de ce souci d’objectivation de permettre au chercheur de s’éloigner de l’affect auquel le corps est rattaché et cela afin de ne plus le penser comme sujet mais bien de le saisir positivement comme n’importe quel autre objet d’étude. Cette anthropo-logie réduisant l’humain à un corps objectal, parait s’être, de fait, constituée à partir d’un modèle latent hérité d’un a priori positiviste inhérent à la fondation et à l’exercice des sciences modernes du XVIIème siècle. Il serait même possible de le rattacher au tournant fondamental que fut la deuxième moitié du XVIème siècle lorsque paru, en 1543, le célèbre ouvrage de Vésale De humani corporis fabrica, ouvrage imposant de 700 pages, illustré de 300 planches d’anatomie. Cette parution apparut comme un fait majeur dans l’histoire des sciences, car justement son contenu et ses illustrations rompaient avec une longue tradition interdisant tout savoir et représentation objectifs sur le corps. Un corps dont seule la religion détenait le secret, un corps sacré dont les replis ne devaient en aucun cas subir les assauts du scalpel, aucune révélation n’étant possible par le seul fait que l’homme était à l’image de Dieu et que cette condition extraordinaire devait se suffire à elle-même. Or, avec Vésale, le secret est rompu. Le corps est révélé, la tangibilité de la chair et des organes est mise à nu. La corporéité du sujet, en entrant dans cette volonté d’explication totale, se voit scrutées comme une mécanique que l’on peut à loisir observer en toute objectivité afin d’en percer ces mystérieuses fonctions. Ce corps-à-vif appartient désormais à la sphère du visible où la force du regard prime sur les autres sens6. Sur certains aspects, la conception anthropo-logique du corps serait en partie héritière de ce primat du visible où l’on tend à le saisir au travers de ses comportements objectifs comme un objet parfait, à la croisée de tous les chemins culturels et symboliques et que l’on peut, de plus, aisément circonscrire de par le fait de son universalité biologique.

Or c’est justement cette universalité biologique, dans la poursuite de la tradition médicale du XVIème siècle, qui est à nouveau interrogée dès le milieu du XIXème siècle. Dans ce prolongement, une tendance des sciences de l’homme se dégage inférant des caractères biologiques de l’individu sa condition sociale. Elle tend alors à démontrer que l’ordre du monde obéit à un ordre biologique dont il est possible de trouver les preuves objectives dans la condition corporelle même. Les qualités ou défauts d’un individu, ses compétences ou ses inaptitudes, seront déduites de sa morphologie, de son apparence. Une pluralité de méthodes va alors être mise en oeuvre afin de comparer différents crânes humains, déterminer les proportions et spécificités propres à chaque « race « et faire correspondre les traits de caractères aux calculs et recueils de données qui semblent objectivement les révéler. L’homme se trouve à nouveau ramené au statut d’objet que l’on classe sur la base de régularités formelles. C’est à partir de ce souci de classement que sera proposé un concept opératoire tel celui du «coefficient de corrélation». Ce coefficient permet d’établir ou non l’existence d’une relation entre deux parts d’objets et de vérifier cette hypothèse sans tenir compte du lien en question qui les unit, qu’il soit connu ou inconnu du chercheur. Un principe tel que celui-ci s’appliquera, dès lors, aux disciplines scientifiques qui cherchent à organiser, à ordonner les différentes données et phénomènes appréhendés et dont la pluralité et les particularités paraissent d’une complexité insurmontable. La biologie mais aussi les sciences humaines et l’économie ont donc recours à ce principe pour expliquer, en les classant, les phénomènes qu’ils rencontrent. Cette estimation somme toute fixiste, puisque les données sont établies comme des choses définies et définitives, se trouve directement importée de la biologie et de ses méthodes. Classant les espèces animales et végétales selon leurs genres, leurs familles et leurs classes, elle s’établit comme une «méthode naturelle». Mais elle peut facilement s’appliquer à d’autres sciences, et c’est en cela quelle séduira nombre de savants, puisque semblant opérante pour tout domaine pouvant devenir l’objet de métaphores organicistes. Ainsi, le physiologiste Britannique Francis Galton tente de mettre en pratique ces lois de corrélation par différents essais qui s’avèrent insatisfaisants.7 Pourtant, c’est bien avec lui que le principe de corrélation prend «‘son sens scientifique contemporain d’un ordre mesurable par des méthodes mathématiques, en références au hasard statistique’.»8 Ce sont le statisticien Pearson et le zoologiste Weldon, eux aussi Britanniques, qui poursuivront ces travaux et créeront l’école de biométrie au début du XXème siècle. Ensemble, ils établiront la formule mathématique de la corrélation, celle du critère de contingence ainsi que la «Loi de Galton» sur l’hérédité. Si les deux premières restent encore aujourd’hui valides, la troisième, elle, n’est plus d’actualité, son aspect continu oubliant la part discontinue du déterminisme héréditaire. À leur tour, ce seront le mathématicien Ronald Fisher et l’un des fils de Darwin qui proposeront une science nouvelle, «la génétique quantitative».

Ce système déterministe, où gênes humains, opérations statistiques, espèces vivantes se trouvent intimement mêlées tend, de fait, à comprendre les grands mécanismes naturels afin de pouvoir mieux les maîtriser, les contrôler et ainsi les rendre plus compétitifs. Et c’est justement ce modèle économique concurrentiel où les individus rentrent en compétition qui va permettre l’émergence d’une pensée eugéniste où, au nom d’une amélioration de l’espèce humaine, il est nécessaire de laisser la sélection naturelle opérer et cela au détriment des populations les plus défavorisées. En effet, les populations pauvres, selon cette logique, risquent d’épuiser les richesses économiques de la société en se reproduisant trop vite. Reproduction sur laquelle la loi naturelle repose puisque, génétiquement, tous les individus sont programmés pour majoritairement pouvoir s’approprier les ressources mises à leur disposition. Mais face à ce risque d’une dégradation de l’espèce humaine, certains pensent qu’il est nécessaire d’intervenir scientifiquement en régulant les naissances donc en mettant en place une sélection artificielle programmée. Il ne s’agit plus de laisser faire l’ordre naturel, comme le darwinisme le préconisait, mais bien de le façonner selon des normes correspondant aux modèles sociaux les plus valorisés et estimables.

De la même façon, cet a priori scientiste, postulant que l’organisation sociale n’est que la résultante d’interaction d’organismes dotés de particularités biologiques connaîtra des prolongements relativement tardifs, plus particulièrement aux États-Unis. Ainsi, en 1975, Wilson in Sociobiology : the new synthesis souhaite, dans le prolongement d’un paradigme sociobiologique, qu’une étude systématique des fondements biologiques de tout comportement humain soit effectuée. À cela Marshall Salhins objectera que «‘Ce que la Sociobiology met en cause, c’est l’intégrité de la culture en tant que chose-en-soi, en tant que création distinctive de l’homme au plan symbolique. À l’idée que les significations sont constituées au plan social, on oppose que les interactions humaines sont déterminées au plan biologique.’» (1976 : p. 13) Dans ce prolongement, la condition humaine même se trouve soumise, assimilée à des déterminants neurologiques et génétiques devenant aussi explicatifs de tel ou tel comportement, de telle ou telle faculté... L’homme, son corps, ses attitudes ne sont pas étudiés contextuellement, en relation avec un milieu et un temps, une histoire donnés, mais sont expliqués par l’unique action de mécanismes biologiques et neurologiques. Suivant ce primat réductionniste, l’individu n’apparaît plus que comme la résultante d’un processus physiologique qui le détermine comme produit d’un corps omniscient. Bernard Andrieu dans Les cultes du corps (1994) montre d’ailleurs à quel point ce postulat subordonne la corporéité à une évolution naturelle et unilinéaire.

Notes
6.

Nous reviendrons ultérieurement sur cet épisode marquant dans l’histoire de la compréhension du corps humain en continuant de nous référer à l’ouvrage majeur de David Le Breton traitant de cette révélation vésalienne, Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF, 1990.

7.

’Il chercha sans succès une corrélation entre le tour de tête des savants et leur intelligence ; mesura la taille des enfants comparés à celle du « parent moyen » ; superposa des photographies de criminels pour en révéler l’image générique, etc.’ Michel Veuille, Corrélation - Le concept pirate in D’une science à l’autre, sous la direction d’Isabelle Stengers, Paris : Seuil, 1987 : p. 45.

8.

Ibid