1. 1. 2 Le corps objet-logique

- Aliénations

Par ce paradigme inférant un lien de causalité entre la configuration biologique des individus et l’organisation des sociétés dont le courant nord-américain de pensée sociobiologique est à ce titre exemplaire, le corps apparaît comme l’enjeu principal d’une utopie sociale performante et biologiquement saine. Pourtant, s’il s’inscrit avec force dans le débat des sciences de la biologie, il va, de la même manière, devenir l’enjeu de réflexions plus purement sociologique où, par se mise en perspective, il devient le révélateur privilégié de l’ordre social. En effet, il ne s’agit plus de penser une société et son rendement économique mais, au contraire, de gérer l’urgence de la prise en charge d’individus laissés aux marges de l’industrialisation croissante. La logique retenue ici n’est plus celle de la sélection mais bien plutôt de l’assistance. En effet, la fin du XIXème siècle et le début du XXème voient émerger des classes laborieuses vivant dans des contextes d’insalubrité extrêmes donc soumises à une multiplicité de pathologies et d’épidémies à propos desquelles une série de recherches montreront le très grand état de «dégénérescence». Le corps apparaît donc, dans cette optique, comme le prisme d’interprétation nécessaire à toute étude d’orientation hygiéniste. Cette sociologie débute effectivement à la fin du XIXème siècle et plus particulièrement au sein de l’école de Chicago. Elle mettra en relation la condition physique des acteurs et leurs conditions sociales mais non plus selon l’unique prisme de la biologie. De nombreuses études s’élaborent autour de la pauvreté et de ses incidences, ainsi qu’autour des familles d’immigrants et de problèmes liés à la délinquance ou aux problèmes inter-ethniques de l’époque. La monographie Le hobo, sociologie du sans-abri de Nels Anderson s’appuie sur l’exemple des ouvriers migrants qui se déplaçaient de Chicago jusqu’à l’ouest des Etats-Unis afin de suivre les chantiers de construction. Ce livre traduit bien une époque où cette classe ouvrière américaine connaissait des conditions de vie aussi précaires que les turbulences socio-économiques des années 1920-1930. Anderson écrit : «‘Les conditions de vie du sans-domicile, aussi révoltantes soient-elles aux yeux du public, lui sont particulièrement intolérables, principalement en tant qu’elles symbolisent sa propre déchéance. L’équipement sanitaire des garnis et l’hygiène personnelle sont, à son point de vue, de moindre importance comparés aux conditions de travail ou d’ailleurs à la question du statut social et politique...’»(1993 : p. 154)

Dans la lignée de ces analyses, les travaux qu’engagent, en 1840, Villermé au sujet de l’état physique et moral des ouvriers et employés des manufactures de coton, de laine ou de soie ainsi que Buret sur les classes laborieuses en Angleterre et en France, vont de la même façon marquer les esprits et nourrir les aspirations révolutionnaire ou réformatrices de l’époque. D’autres études économiques, politiques et philosophiques, comme en 1845 avec Friedrich Engels ou en 1867 avec Karl Marx, révèlent elles aussi les conditions de vie misérables dans ce contexte de la révolution industrielle. Toutes ces études ne forgent pas véritablement d’outils susceptibles de penser le corps de façon méthodique. Cependant, sa présence implicite en leurs seins permettra de l’appréhender dans un contexte socio-historique qui tente de remédier à son aliénation ainsi qu’aux conditions sociales désastreuses dans lesquelles il se déploie.

Englué dans sa vie quotidienne, ce corps, celui de l’ouvrier, né de la politique économique du XIXème et du début du XXème siècle, se trouve réduit à un aspect purement mécaniste et devient, pour les sociologues, le révélateur du fonctionnement de la société et de l’ensemble des revendications de classes dont il est le moteur. Il est analysé alors comme le lieu d’inscription de la dénaturation même du social chez des personnes issues des milieux de l’industrie. Ces multiples enquêtes ouvrières favoriseront donc l’élaboration de tableaux minutieux et relativement complets des situations dans lesquelles les classes les plus pauvres de la société de l’époque se trouvaient prises.