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À ce recueil attentif, mais principalement lié aux conditions de vie des personnes stigmatisées par ce contexte de début de siècle, va succéder une anthropologie qui s’intéressera plus largement aux différents comportements humains. De nombreuses études s’attacheront ainsi à analyser les gestes, réactions, mouvements propres à certaines classes sociales ou certains groupes. Ces manières corporelles font alors l’objet de recensements complexes où chaque détail est noté, où chaque spécificité corporelle vient enrichir cet archivage des façons de faire. S’ils reprennent les récentes études anthropométriques de leurs confrères, ces chercheurs ne cherchent cependant pas à étayer une réflexion plus proprement biologique mais, au contraire, à montrer en quoi le social influe sur l’expressivité physique humaine. Marcel Mauss semble le plus révélateur mais aussi le plus précurseur dans cette recherche d’un collectage consciencieux des réalisations corporelles. C’est à la fin des années quarante que s’impose à lui une sorte de «révélation»9 qu’il transformera ensuite en un article, paru en 1950 dans la Revue Française de Psychologie. De là naîtra un véritable appel programmatique consistant en l’étude, l’observation et le recensement systématique de ce qu’il nomme alors les «techniques du corps». Ces techniques recoupent toutes les formes de pratiques humaines et de manières de faire qui, de facto, engagent le corps du sujet. On pourra y retrouver les manières de boire, de manger, de dormir, de se laver, de se soigner, de s’habiller, de se parer, de se déplacer ou encore de nager et cela en fonction de répartitions d’âges, de genres mais aussi de cultures. Claude Levi-Strauss rappellera quant à lui, justement dans l’introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss (1989), l’importance de prendre en compte les différentes techniques corporelles traditionnelles existant, pour en garder la trace et en établir un véritable inventaire à l’échelle humaine. À cet égard, il proposera la constitution d’«‘archives internationales des techniques corporelles’» consistant à enregistrer le plus grand nombre possible de répertoires physiques concernant les groupes humains. Pour lui, cette tâche prend une importance d’autant plus particulière qu’elle permet de faire face aux conceptions racistes qui ne veulent justement voire dans l’homme que le produit de son corps biologique et de montrer qu’il a su, au contraire, diversifier ses pratiques en en faisant le produit de ses systèmes techniques et de significations.

Notes
9.

Les termes de cette ’révélation’ sont, par ailleurs, de la plume même de Marcel Mauss, assez piquants : ’Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New-York. Je me demandais où j’avais vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir. Je trouvais enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. [...] La position des bras, celle des mains pendant qu’on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques.’ in Sociologie et anthropologie, Paris : PUF, 1989, p. 368.