1. 2. 2 Les systèmes d’interactions : l’appréhension des conduites

D’autres courants vont, de la même manière, ne plus s’attacher à l’analyse du corps en tant que tel mais s’intéresser plus particulièrement aux logiques qui codifient et régissent les interactions humaines. Par l’établissement de ces codes, il semble ainsi possible de comprendre comment se régule et se rythme, de manière homogène et mesurée, la vie en commun. Ainsi, Norbert Élias, dans La civilisation des moeurs (1973) montre que les contenances extérieures du corps dépendent d’une généalogie précise qui va définir le caractère social et culturel des conduites les plus banales. Cette régulation des mouvements, même les plus intimes et les plus infimes, se réalise dans les manières de faire, de se tenir en public, mais aussi la satisfaction des besoins les plus primaires. Il s’agit de toujours être mesuré et de tâcher à ne pas offusquer l’autre, ne pas le déranger par son comportement mais, au contraire, tenter de s’engager dans la relation avec lui de la manière la plus fluide possible. Cette fluidité de la relation s’établira par le respect des normes en vigueur dans la société et qui régissent le groupe. Partant, quelles que soient les circonstances de la vie sociale, cette codification corporelle apparaît, pour Norbert Élias, comme nécessaire afin que l’acteur puisse s’engager dans l’action et naturellement - ou plutôt socialement - se ranger aux normes implicites qu’il aura intégrées et qui le guideront dans l’interaction. Dans ce prolongement, Dominique Picard dans Du code au désir (1983) analyse comment chacun d’entre nous, pris dans une trame sociale commune, régule, ou devrait réguler, son comportement en fonction de grandes règles qui conditionnent la vie sociale. Ces règles mettent en évidence la manière dont notre société, en organisant des conduites corporelles précises, impose certaines représentations du corps où celui-ci doit être réfréné, caché, dissimulé, maîtrisé... Ainsi en est-il de toutes nos expressions intimes qui, par une bonne connaissance et un contrôle parfait, se doivent de ne pas être perçues par d’autres que nous. David Le Breton (in Cahiers internationaux de sociologie, 1984) montre d’ailleurs que cet «effacement ritualisé» du corps, propre à la société Française, tend à éviter que de trop nombreux et insistants contacts physiques se produisent, le corps semblant comme être mis en veille et toujours maintenu à distance suffisante.

Dans cette expérience corporelle régie par un ensemble de codes et de normes, chacun s’attache pourtant, le plus couramment, à donner une bonne image de lui à autrui. Mais il peut arriver, comme nous l’avons vu précédemment, que l’on manque à la rigueur de cette étiquette, que l’on brouille les repères de l’image qui devrait être la nôtre. Par ces ruptures de conventions, il est alors possible d’être perçu comme un «incompétent», un «maladroit» ou un «inconvenant»... C’est pour cela qu’il devient nécessaire d’avoir recours, si bien-sûr on les connaît et les maîtrise, à ces «échanges réparateurs» qui viennent nuancer la gravité du manquement. On peut, par exemple, présenter ses excuses à celui que l’on aurait blessé, ou encore tenter de faire oublier l’incident par des traits d’humour, des attitudes de diversion... Erving Goffman, tenant de l’interactionnisme symbolique, donnera une très stimulante réflexion sur ce sujet dans La Mise en scène de la vie quotidienne (1973). Pour lui, l’interaction sociale met en jeu une diversité de significations sociales subjectives qui sont interprétées par les acteurs, chacun pouvant ainsi tenir compte du comportement des autres et éventuellement modifier le sien en s’adaptant au leur. Goffman va ainsi s’attacher à saisir les gestes les plus anodins, les plus mineurs qui sont à l’oeuvre dans une rencontre afin de décrypter ce qui se joue dans l’interrelation humaine et déceler les différentes façons dont chacun va la décrypter au sens littéral du terme. Si ces étiquettes corporelles peuvent être recensées et archivées, il n’en reste pas moins qu’elles restent toujours plurielles et mouvantes. Dépendantes des contextes dans lesquels elles prennent sens, elles relèveraient bien souvent d’un apprentissage informel visant principalement à l’efficacité de l’interaction. Plus que des gestes, des mouvements de corps pris comme des instants, il s’agit bien dans la problématique de Goffman de comprendre ce qui se noue dans le rapport entre les individus. Sur la scène sociale, c’est la relation à l’autre qui devient l’objet d’un examen attentif.

Mais ce codage, s’il permet la bonne intégration de chacun à la société, peut devenir parfois coercitif et stigmatiser ceux qui en profanent les règles implicites. Erving Goffman consacrera d’ailleurs deux ouvrages principaux à cette réflexion : Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux (1968) et Stigmates. Les usages sociaux des handicaps (1975). Car même si la société tend à s’interroger sur la place du malade mentale ou du handicapé en son sein en tant que membre à part entière, à faciliter son insertion dans l’espace public et lui permettre une meilleure accessibilité au travail, il n’en reste pas moins que la réalité sociale continue de lui assigner une place symbolique particulière. N’étant jamais jugé totalement normal du fait même de son handicap, qu’il soit physique ou psychique, il reste le révélateur de normes limites vers lesquelles chacun d’entre nous risque de glisser. L’apparence corporelle étant, en effet, ce à partir de quoi nous nous intégrons à la société, elle peut tout autant devenir disqualifiante lorsque cette apparence ne répond pas exactement aux caractéristiques communes référantes. Jugé trop petit ou trop gros, révélant un comportement trop agressif ou trop paresseux, l’individu est alors ramené à son corps comme à une évidence qui semblerait révéler l’essence même de sa nature profonde dans un réductionnisme biologique qui n’est pas sans rappeler notre exposé précédent.

Howard S. Becker nomme ce processus par lequel un individu et son comportement est désigné comme transgressant une norme sociale, l’«étiquetage». L’apparence corporelle, dès lors, se révèle être l’enjeu d’une coercition sociale où les classes les plus supérieures produiraient et feraient appliquer des modèles servant à distinguer, voire à discriminer ou punir, les acteurs jugés déviants. Becker tente ainsi de comprendre comment se façonnent ces identités «déviantes», identités qu’il classifiera sous le terme d’outsiders. L’outsider apparaît ainsi comme l’individu qui tout à la fois est ‘«’ ‘considéré comme étranger au groupe’» de référence, mais aussi celui qui pense que «‘ses juges sont étrangers à son univers’» (1985 : p. 25). Dans ce rapport d’étrangeté11, il s’agit de saisir les situations où l’acteur social est amené à appliquer ou, au contraire, à transgresser la norme. C’est par la saisie de ce processus qui conduit certains à la respecter et d’autres à la rejeter, que le concept de déviance devient opérant. En effet, la déviance en tant que moment où un acte irrégulier est commis, permet de discerner l’interaction qui se noue entre celui qui commet l’acte et ceux qui réagissent à cet acte. Le déviant ou encore l’outsider intègre au fil de ses comportements décalés une dynamique de stigmatisation qui norme sa participation à la vie commune et l’évolution de sa propre image. Stigmatisé et renvoyé à la marge, il peut arriver lui-même à accepter cet «étiquetage», le faire sien, et avoir le sentiment d’appartenir au groupe jugé déviant. L’étiquette apparaît donc à la fois comme imposée et inculquée mais aussi acceptée et intériorisée au travers d’un sentiment d’appartenance donc d’identité.

Notes
11.

Nous nous faisons ici références aux travaux de George Devereux sur le normal et le pathologique. Son Ethnopsychanalyse complémentariste permet en effet, par exemple, de creuser cette question de la frange extrême de la symbolique sociale qui s’exprime au travers de la maladie, de la folie ou encore de la dépression. Pour lui, il est important de poser les questions du «dedans» et du «dehors» à la lumière des réflexions sur l’«endogène» et l’«exogène». (1985 : p. 65)